C'était un ciel noir, un horizon pluvieux, typique du sud d'Akkala. L'enfant à naître n'apportait pas de bon présage, car l'accouchement se faisait par le siège et la sage-femme était malade - c'était donc sa sœur qui la remplaçait - mais la mère tenait bon. Tandis que tonnait l'orage, les hurlements allaient bon gré dans la petite maison du chasseur et de la guérisseuse de la colonie. L'évènement faisait beaucoup de bruit, aussi, à l'extérieur et des badauds s'étaient regroupés devant la porte.
« - Voilà si longtemps qu'il n'y a pas eu de naissance !
- J'ai cru entendre que l'accouchement était difficile... avec Mari absente, j'espère que le petit et sa mère se portent bien...
- Attendons voir, on dirait que les hurlements se sont tus. »
Les trois vieilles dames continuaient à piailler et deviser de la pluie et surtout de la pluie, prêtes toutefois à agir si la porte s'ouvrait et qu'on leur demandait de l'aide. Mais la porte ne s'ouvrit pas tout de suite. Pas avant que des pleurs enfantins ne retentissent de l'autre côté du bois de chêne, tels une façon de dire « me voilà, je suis en vie ». Des sourires s'épanouirent aussitôt sur les trois visages, mais la tempête continuait de décharger des torrents d'eau autour de leurs ombrelles et les nuages demeuraient noirs. Quelque chose n'allait pas ; la porte demeurait encore fermée. Et puis ce fut la voix d'un homme qui résonna à son tour, calme et pourtant si grave, si lourde de chagrin, à demi-étouffée :
« - Ester, non... »
L'intérieur de la modeste cabane se dévoila alors sous les yeux des moires, comme la sage-femme par intérim tirait le loquet pour laisser à Roman et son fils un moment d'intimité. Depuis l'encadrement de la porte, elles eurent toutes les trois le temps de voir le sang qui tâchait les draps, sur lesquels dépassaient les pieds blancs de la défunte, et le début d'une masse imposante qui enserrait probablement le haut de son corps dans ses bras.
À côté, dans des langes, l'enfant continuait de pleurer.
« - Incline davantage la lame sinon tu risques de déchirer la chair. »
La bête, un cerf majestueux, gisait à terre. Roman supervisait l'ouvrage de son fils, Kassander, par-dessus son épaule, le visage dur. Le bambin avait atteint un certain âge, celui où la théorie cède à la pratique, et à présent son père faisait preuve de davantage de sévérité. Il ne s'en plaignait pas, cependant : il avait toujours connu ça et cette rigueur avait en quelques sortes déteint sur lui. Cette sempiternelle expression de sourcils froncés, de traits tirés, il la tenait tout droit de son paternel.
La lame suivait un parcours à présent, détachant la fourrure de la chair à vif, découvrant les muscles fumants et les entrailles qu'il convenait de séparer dès que possible de la venaison, pour éviter que le goût ne soit gâché. Ce n'était pas le premier entraînement et Kass savait y faire - outre quelques petites erreurs, il s'y prenait pratiquement aussi bien que son père qu'il avait toujours observé. Bientôt, la bête gisait dépecée dans les règles et il pouvait prélever les morceaux de choix : une grande partie de ce qui avait été mis à nu servirait, le reste serait laissé à mère nature pour qu'elle puisse faire son travail et que le cycle de la vie bénéficie de cette mort.
« - C'est bien, fiston. »
Le mot était sorti sur le chemin du retour. Kassander s'en rappellerait toute sa vie, comme si à ce moment précis il avait passé une étape. Roman n'était pas avare en compliments : il n'en faisait tout bonnement jamais. C'était un homme au cuir dur qui ne valorisait que le travail bien fait et le respect de certains codes ; il considérait que ce qu'il prenait, il le rendait, car c'était là sa place. Il parlait des fois de temps anciens où des hommes comme lui pouvaient vivre de l'abondance sans se poser de question, mais les temps étaient durs à présent et son fils devrait même être meilleur que lui, s'il voulait survivre.
Ce mot, gravé, signifiait qu'il était prêt. Prêt à partir, prêt à tracer son chemin. Il n'était pas question de vouloir ou non - et de toute façon Roman savait que Kass ne s'abaisserait jamais à faire preuve de tendresse à l'égard d'un père qui n'en avait jamais fait montre - mais simplement une question de temps. Quatorze ans, voilà qui était jeune pour les autres membres du village, mais bien assez vieux pour un chasseur. C'était l'âge qu'avait Roman quand son propre père dut l'abandonner et le père de son père avant lui. Mais il ne le laisserait pas désarmé dans la nature, non.
Le lendemain matin, la routine avait été brisée. Kass fut réveillé aux aurores par la main de Roman qui le pressait de s'habiller et de faire ses affaires.
« - Où va-t-on ?
- Où vas-tu. Tu pars, loin d'ici. »
Sa mère n'aurait jamais voulu cela, Roman le savait. Mais sa mère était partie, laissant derrière elle un souvenir heureux, mais un souvenir nostalgique. Et durant quatorze ans il avait vécu avec ce visage qui lui rappelait tant le bonheur révolu que la douleur toujours à vif.
Le jeune homme obéit malgré la douleur de se voir envoyé au loin par le seul membre de sa famille. Ses vêtements étaient déjà prêts, ses outils aussi. C'était comme si ce départ avait été prévu de longue date - et c'était le cas - mais un élément manquait encore et c'était probablement pour cela que son père...
...souriait.
« - J'aurais aimé l'avoir quand j'avais à peu près ton âge ; il te revient de droit à présent, » ponctuait l'homme au visage buriné, tendant en direction du garçon un arc taillé dans un bois brun, exotique. « Prends-le, emporte-le avec toi et honore la nature en l'utilisant. »
Père et fils échangèrent alors un regard mystérieux, communiquant bien plus que des mots n'auraient pu le faire. Puis Kass reporta son attention sur son paquetage qu'il noua et jeta sur son dos ; passant son carquois et son arc par dessus le sac de toile, en travers, il était fin prêt.
C'était la dernière fois qu'il poussait la porte de cette cabane qui n'avait pas changé en quatorze ans, comme si tous les souvenirs étaient demeurés figés dans le temps, entremêlés avec la matière. C'était la mémoire de sa mère qu'il n'avait jamais connue.
« - Prends ça aussi, donne-le à Reno, le palefrenier, je l'ai fait te négocier une vieille carne. C'est un cheval rachitique et à moitié aveugle, mais il te portera au moins jusqu'à ta prochaine étape. Ménage-le. »
Les chevaux se faisaient rares dans la région depuis quelques temps ; celui de la famille, Balty, était mort il y avait bien un an. C'était une brave bête, rapide et intelligente, avec laquelle Roman avait jadis exploré le monde avant de rencontrer Ester. Comme il se faisait vieux et que son propriétaire était devenu sédentaire, il n'avait plus servi qu'à enseigner à Kass l'équitation et l'archerie montée - et ce depuis son plus jeune âge. Mais maintenant Balty était parti et il n'y avait aucun successeur dans une quelconque écurie pour lequel le chasseur se serait saigné à blanc dans l'espoir de faciliter la route de son fils. La carne était tout ce qu'il pouvait faire et il en était désolé, même s'il n'y paraissait rien.
Le paquet passa de main en main, mais la poigne solide du chasseur n'en démordait pas. Au lieu de simplement le laisser aller, Roman rapprocha le corps de sa progéniture et la serra contre lui dans une accolade un peu brutale et pourtant si douce aux yeux de Kassander. Puis, il se sentit soudainement arraché et repoussé, car son père l'envoyait sur le chemin et le saluait, le visage dur à nouveau. Malgré tous ses efforts, le petit ne pouvait retenir ses larmes et la morve qui dégoulinait de son nez, qu'il essuyait maladroitement avant de se retourner.
Un main tendue en l'air, il rendit les salutations à cet homme qui l'avait élevé. Cet homme qui voyait autant en lui son propre reflet que celui de sa défunte femme. Pourtant, déjà, Kass savait : il savait que malgré tout l'attachement qu'ils pouvaient avoir l'un pour l'autre, s'il revenait un jour, son père ne serait plus là.
C'était comme si l'histoire se répétait. Il l'avait rencontrée pour la première fois il y avait cinq ans de cela, lors de son passage à Cocorico. Elle était la raison pour laquelle il était resté là si longtemps, la raison pour laquelle il avait dévié de son chemin et s'était mis à coexister avec d'autres humains, à tisser des liens. Elle l'avait sauvé d'une mort certaine et le courant était passé entre eux, si vite, si fort. Il ne se voyait plus mener un seul jour de son existence sans elle.
Et puis ils l'avaient emmenée.
Les évènements s'étaient produits il y a bien des années et pourtant le sommeil de Kassander demeurait agité. Il se sentait encore impuissant, encore inutile quand ces hommes masqués s'étaient emparés d'elle. Il aurait dû se rappeler, pourtant, qu'il était dangereux pour elle de s'aventurer en dehors des remparts naturels de Cocorico. Mais ils étaient jeunes et insouciants ; quand bien même il avait parcouru un long chemin depuis le dernier village d’Akkala qu’il avait visité - où il avait échangé la carne contre de nouveaux habits avant de faire route vers le sud - Kass demeurait naïf, crédule et elle voulait s'échapper, connaître l'aventure.
Elle s'appelait Emi. À l'instar de ses pairs Sheikah, elle avait les cheveux immaculés et des yeux en amande aux iris tirant sur l'auburn. Et contrairement au jeune chasseur, c'était une jeune femme joviale, attachante et altruiste - bien que diablement têtue - qui avait bouleversé son cœur et était si facilement parvenue à faire naître un sourire sur son visage de pierre qu'il ne pouvait plus aujourd'hui considérer qu'il était le même homme. Non, les choses avaient bien changé lorsqu'il l'avait rencontrée.
Le ciel était gris, alors, au-dessus des plaines de Necluda et la pluie menaçait de tomber. Lui se débattait tant bien que mal dans un duel avec un ours qu'il traquait depuis des jours ; elle cueillait des herbes pour soigner les maladies saisonnières qui accompagnaient la venue du printemps. Ni l'un, ni l'autre ne se seraient attendus à faire une rencontre dans ces conditions, et pourtant. C'était après avoir entendu les rugissements rauques de la bête que Emi les avait découverts. Tâchant de faire preuve de discrétion, elle s'était rapprochée et camouflée entre deux buissons, observant le jeune guerrier aux prises avec son imposant adversaire. Le craquement d'une branche sous ses pieds avait cependant eut tôt fait de la faire repérer et surprendre les deux belligérants, laissant une ouverture trop importante au chasseur pour que l'ours ne s'en soit pas saisi et n'ait pas aussitôt heurté ses côtes à découvert d'un brutal coup de patte griffue. En bien mauvaise posture, le jeune homme était toutefois parvenu à se dégager de l'étreinte du monstre qui menaçait d'abattre une nouvelle fois son poing sur lui et l'avait achevé d'un coup de couteau en obsidienne dans la tempe. Le reste, il ne s'en souvenait pratiquement pas car à ce moment-là Kass avait porté sa main à son flanc gauche et s'était rendu compte qu'il saignait abondamment, avant de tomber dans les pommes.
C'était comme cela qu'elle lui avait sauvé la vie, le ramenant à Cocorico pour le soigner et le panser en urgence. Elle était restée à son chevet jusqu'à son réveil et lui était resté à ses côtés, ensuite, veillant à sa protection lorsqu'elle souhaitait s'aventurer à l'extérieur. L'amour était né progressivement de leur curieuse amitié, ils étaient deux adolescents éperdus l'un pour l'autre, liés par des myriades de promesses. Et puis, trois années pleines passèrent et ils finirent par baisser leur garde lorsqu'ils étaient ensemble.
Une attaque de bokoblins avait attiré l'attention au Sud du village, ce jour-là. Les deux jolis cœurs n'en savaient rien cependant car Kass montrait à Emi sa dernière découverte : une famille de daims qui revenaient fréquemment à l'orée du bois, à quelques heures de marche au Nord. Un jour, quand les faons seraient devenus assez grands, il irait chasser leur mère, car telle était la loi de la nature. La jeune femme n'était pas forcément d'accord avec cela, mais respectait le métier de son compagnon. Elle l'éclairait cependant sur certaines choses auxquelles il n'avait jamais pensé, car son père avait fait fi de l'empathie pour la cause animale dans son éducation : quelle douleur pouvait-il bien causer aux familles de ses proies ? Ne ressentaient-ils pas cette absence ?
Il n'avait pas eu le temps de répondre. Même avec ses sens aiguisés, il n'avait pas perçu le mouvement dans leur dos et n'avait vu que trop tard la main se poser sur la bouche de la jeune Sheikah et la tirer soudainement vers l'arrière. Il s'était relevé alors, saisissant le couteau à sa ceinture, mais n'avait pu se protéger assez vite face au temps d'avance d'un ennemi avec une discrétion surhumaine. Le manche d'une faucille s'était rapidement abattu sur sa tempe et l'avait laissé pratiquement inerte, ne lui permettant de détailler la tenue des ravisseurs que dans un ultime effort. Il avait aussitôt su à qui il avait à faire : des traîtres, des renégats avec le symbole Sheikah inversé.
« - Des Yiga. Je vous promets de la retrouver et de la ramener saine et sauve. »
Tels étaient les mots que le jeune homme - une fois remis - avait tenus devant les parents d'Emi qui, bien que fous de chagrin, ne lui en voulaient pas ; ils espéraient juste qu'il y parvienne. Kass s'était lié d'amitié avec les habitants de Cocorico, depuis le temps, et particulièrement avec la famille de la jeune fille. Ils l'avaient introduit comme l'un des leurs, mais à ce moment précis tous savaient qu'il devait partir. Ce qu'il fit, retrouvant ses vieilles habitudes, mais cette fois-ci avec un but bien précis.
Deux ans s'étaient donc écoulés depuis et l'aventurier continuait inlassablement de battre la route, mu par un objectif qui ne cessait de s'effriter tandis que la piste rétrécissait. Il avait fait le tour de nombreuses étables et frappé aux portes de certaines colonies uniquement pour savoir si quelqu'un avait vu une jeune femme aux cheveux blancs, tenue en otage par des hommes déguisés. Rarement, les réponses avaient été positives, mais lorsqu'elles l'avaient été, ses seules indices le menaient vers l'Ouest.
« - Vous êtes bien sûr de n'avoir vu personne correspondant à cette description ? » demanda-t-il une nouvelle fois en tenant l'esquisse devant le visage de son interlocuteur.
Sans un mot, réponse négative une fois de plus. Il soupira et saisit son bagage pour faire demi-tour et retourner à son campement avant que la nuit tombe. Si la réponse ne se trouvait pas dans les Confins de Tabanta, il ne pouvait rester que deux solutions : les terres Gerudos où celles des Ritos. Lui qui était un homme habitué à la forêt, ces deux environnements hostiles le mettaient en difficulté. Toutefois il irait, s'il savait au moins vers où aller. Et puis, ce fut en chemin que Kassander fit la rencontre d'une vieille femme, dont l'apparence pourrait tout à fait laisser croire à une sorcière. Au lieu de cela, c'était une marchande itinérante qui vendait des potions. Il lui en échangea une, censée le revitaliser, contre une fourrure de renard et amorça la discussion.
« - Oui, une fillette avec des cheveux blancs comme la neige ? Bien sûr que je l'ai vue, mais cela remonte à plus d'un an. Elle semblait bien triste, escortée qu'elle était par ces hommes énigmatiques. Ils se rendaient en direction des gorges si je ne me trompe pas. Vous êtes son petit-ami, n'est-ce pas ?
- Je ne sais pas si...
- Allons, je connais peu d'hommes qui seraient capables de braver autant de danger pour une simple femme aujourd'hui. Vous me faites un peu penser à lui d'ailleurs... »
Les yeux de l'inconnue s'était plissés, mais l'attention de Kass était déjà reportée ailleurs. Finalement, il savait où aller, mais le soleil se couchait. Il partirait donc demain, aux aurores. S'excusant de devoir mettre fin aussi brutalement à leur conversation, le chasseur laissa l'apothicaire et marcha vers l'endroit où il se rappelait avoir dressé son camp.
C'était sa dernière chance, son unique piste pour espérer la revoir après tout ce temps.
15/08/2020 02:06