« Emmène-moi avec toi. »
Prise au dépourvue par cette intrusion inattendue dans sa tente de guérisseuse, Célyse releva la tête des aiguilles qu'elle était en train de replacer dans sa sacoche de voyage. Elle décocha un regard perplexe à l'homme Gérudo qui l'interpellait depuis le lourd battant en toile de l'entrée. Celui-ci la surplombait d'une tête et demi. Cela faisait trois semaines qu'elle s'était installée au Bazar Assek et elle avait vu défiler toutes sortes de tribus du désert, mais c'était la première fois qu'un Gérudo de sexe masculin lui adressait la parole. Elle jeta un coup d'oeil discret derrière elle, pour s'assurer que celui-ci ne s'adressait pas à l'une de ses patientes. Mais la dernière guerrière Gérudo qu'elle avait soignée était déjà partie depuis un moment. Il n'y avait qu'elle. Et lui. « Pardon ? » S'aventura-t-elle avec une certaine prudence. Peut-être la prenait-il pour quelqu'un d'autre, bien qu'elle n'ait aperçu aucune Hylienne typée comme elle dans la région.
Le jeune homme s'avança dans la tente et referma le battant derrière lui. Il la rejoignit à sa table de travail, le pas ferme et les yeux brûlants. « Tu pars aujourd'hui, non ? J’ai entendu des vieux en parler au lavoir. » D’un repli de sa tunique, il sortit une petite bourse pleine, qu’il ouvrit pour lui permettre d’entrevoir une somme conséquente de la monnaie locale. « Je t'offre tout cet argent, et aussi ma jument. Mais tu dois m'emmener avec toi. »
Célyse ne savait pas quoi dire. Elle détailla longuement son invité surprise. Il devait être sacrément désespéré pour lui offrir tous ses biens, sans y réfléchir à deux fois. Mais après tout, ça ne la regardait pas. Tout ce qui comptait pour elle, c’était ce qu’il pouvait lui apporter. Un peu méfiante malgré tout, elle lui demanda : « Tu sais monter à cheval ? »
Le jeune homme ne se départit pas de son sourire, mais son indignation transparaissait nettement dans le plissement de ses yeux pâles. « Je suis Gérudo, pas un homme de la plaine. Evidemment que je sais monter. Pour qui tu me prends ?
- Pour personne, lui rétorqua-t-elle un peu sèchement. Je te connais pas. Et je ne sais pas monter à cheval, moi. On tient à deux dessus, au moins ? »
Il paraissait presque fâché qu’elle lui pose la question. « C’est une jument pur sang Gérudo. Bien sûr qu’on tient à deux dessus. »
Sans rien ajouter de plus, Célyse referma la sacoche de ses aiguilles, qu’elle s’empressa d'attacher à sa ceinture. D’un geste vif, elle s'empara de la bourse que lui tendait le jeune homme du désert. Elle en renoua le cordon, avant de le lui remettre brusquement entre les mains. « J’ai pas besoin de ton argent, le rembarra-t-elle sans chercher à atténuer le coup porté. Hors des terres de Riju l'Ecarlate, personne n’en utilise. » Elle baissa les yeux vers ses affaires pour ne pas avoir à supporter la vision de sa mine déconfite. Elle rabattit le capot de son sac en osier, qu'elle hissa sur ses épaules. Une fois équipée et prête à partir, elle reprit, le ton plus placide : « Sers-toi de ta monnaie pour t’acheter des provisions avant de partir. Et prends des choses à troquer contre des vêtements chauds. T’en auras besoin, une fois qu’on aura quitté le désert. »
Un large sourire fit pétiller les yeux clairs du Gérudo.
Il s’arrangea pour dépenser la moitié de sa bourse sitôt sorti du bazar Assek.
*
Il s’appelait Samir, et il était le cadet d’une riche famille de sept enfants. C’était un lève-tôt et un incorrigible bavard, ce que Célyse apprit à ses dépends. Elle avait beau se réveiller au petit matin, elle n’était jamais à l’abri d’un...
« Bonjour Célyse ! Tu as bien dormi ? »
D’un geste affolé, elle rabattit les pans de sa chemise contre sa gorge, avant de la boutonner jusqu’au cou. Depuis qu’elle voyageait avec ce type, elle n’avait plus un seul moment d’intimité. C’était insupportable. Samir était une personne affreusement impudique et n’avait aucune notion d’espace personnel. Il aimait se pavaner dans des accoutrements bariolés et perdre son temps dans des activités inutiles. Qui passait une heure à nouer des breloques dans sa chevelure, sérieusement ?
Pour couronner le tout, il se servait de ses ustensiles sans lui en demander la permission. Et Célyse détestait qu'on fouine dans ses affaires.
Dès qu’ils retrouveraient un peu de civilisation, elle le laisserait aux mains d’autres voyageurs avant de reprendre sa route. Elle n’avait pas de temps à perdre avec un incapable, même au prix d’une bonne monture.
*
Cela faisait maintenant dix minutes que Samir conversait avec un couple d’inconnus qu’ils avaient rencontrés au campement. Ceux-ci avaient tenté d’échanger leur réchaud à bois contre une simple couverture, ce que Célyse avait catégoriquement refusé. Trop suspect. Mais cela n’avait pas suffit à refroidir l’enthousiasme de son compagnon de voyage, qui avait décidé de leur taper un brin de causette. Le couple paraissait inoffensif, du moins à première vue, mais Célyse se méfiait de leur attirail : ils étaient bien trop équipés, et trop mal, pour justifier la nature de leur voyage. Ils se prétendaient à la recherche d’elle-ne-savait quelle fleur rare, et non pas pour s’en servir de remède. Ils voulaient trouver un symbole à la hauteur de l'amour qu'ils se vouaient mutuellement.
Célyse n’avait rien entendu d’aussi cruche depuis qu’elle était née. Samir en revanche, avait gobé le récit romantique avec une avidité consternante. Il n’avait rien remarqué : ni l’absence d’outils utiles à la cueillette des plantes, ni les curieux doublons d’accessoires futiles que le couple transportait dans leurs sacs en toile. Célyse en prit note en silence, mais elle ne se lança pas dans des accusations infondées. Après tout, ça ne la regardait pas.
« Garde tes affaires près de toi, » souffla-t-elle à son compagnon de voyage Gérudo, lorsque celui-ci vint installer sa couchette à côté d’elle pour la nuit. Lorsqu’elle fut certaine d’avoir son attention, elle lui montra le sac à remèdes qu’elle avait glissé sous sa tête. Puis elle souleva un coin de sa couverture, juste assez pour qu’il aperçoive le petit sabre qui ne la quittait jamais. On n’était jamais assez prudent.
Samir lui adressa un regard désapprobateur. « T’es sérieuse, Célyse ? Tu leur as pas adressé un mot de la soirée ! Tu sais quoi, tu devrais discuter avec eux demain. Juste cinq minutes. Tu peux pas passer ta vie à te méfier des gens. Parfois, t’as besoin d’amis pour survivre.
- J’ai besoin de personne pour survivre, lui siffla-t-elle tout bas. Et encore moins d’amis. » Elle cala furieusement sa joue contre son sac en osier avant de rabattra sa couverture sur son visage, pour ne plus voir la moue déçue du garçon du désert. « Fais ce que tu veux. »
Lorsqu’elle se réveilla au petit jour, le couple s’était volatilisé. Et les biens de Samir avec eux.
*
« Pourquoi t’es parti de chez toi, Célyse ? »
Surprise, la jeune femme cessa de triturer sa chemise pour se tourner vers son compagnon de voyage. Celui-ci ne la regardait même pas. Il était occupé à tresser ses longs cheveux ocre, qu’il avait ramenés par-dessus son épaule.
L’aube venait à peine de se lever. Plus elle s’affairait tôt, plus il en faisait de même. C’était agaçant, mais elle avait fini par s’y faire.
« Pourquoi tu me demandes ça ? » Lui demanda-t-elle en échange. Mais Samir n’esquissa qu’un petit mouvement désinvolte de la tête.
Célyse avait fini par saisir le personnage, à force de le côtoyer. Ainsi, elle ne mit pas très longtemps à comprendre ce dont il s’agissait réellement. Sans chercher à y mettre les formes, elle captura son regard et lui déclara droit dans les yeux : « Tu repenses à ta tribu, et à la façon dont tu les as quittés. »
Samir ne répondit pas.
Elle eut un bref instant d'hésitation. Après tout, ça ne la regardait pas. Mais cette fois-ci, curieusement, elle avait envie de s'exprimer. D'exprimer la pensée qui l'avait traversée depuis l’instant même où ils avaient quitté les contrées Gérudos. Depuis l’instant où ils s’étaient enfuis ensemble, comme des voleurs, loin du désert ardent et de ses peuples arides. Alors elle se lança, très simplement : « Tu sais que tu ne pourras pas retourner chez toi. Les femmes de ta tribu n’accepteront jamais de te revoir. »
Le Gérudo évitait soigneusement son regard. Son silence pesait plus lourd qu’un aveu.
Célyse aurait dû s'en douter.
Il avait volé la bourse qu’il lui avait offerte. La jument qu’ils chevauchaient.
En l’embarquant dans son voyage avec elle, elle s’était faite la complice de son exil.
Un profond soupir lui échappa des lèvres. Elle ramena ses jambes contre son torse et appuya ses bras contre ses genoux. Son regard songeur se déposa sur la progression de l’aurore, qui teintait l’horizon de rose et d’or. Il n'y avait rien autour d'eux, à des kilomètres à la ronde.
Juste elle, et lui.
« Je suis partie pour trouver quelque chose, finit-elle par lâcher à voix basse. Un remède. »
Elle sentit les grands yeux de Samir se déposer sur son visage. Cela l’encouragea à continuer. « Nous sommes peu dans ma tribu. Et il y a quelques mois, notre chef est mort. Une maladie rare, qu’on a jamais vu avant. » Elle esquissa un bref mouvement d’épaule. « Mon grand-père m’a appris la médecine, quand il était encore en vie. Mon père s’y connaît aussi, mais il dirige le village en attendant que l’épidémie passe. Alors... voilà. Je suis partie. Je vais trouver une solution, et puis rentrer chez moi. »
De préférence avant que tout le village y passe.
Le silence s’éternisa. Lentement, comme s’il avait peur qu’elle s’enfuit au moindre geste, Samir quitta son couchage pour pouvoir se rapprocher d’elle. Son regard empli de compassion lui fut insupportable ; elle détourna la tête pour s’y dérober. Le Gérudo parut saisir le message, car il s’arrêta à distance respectable avant de saisir une boucle de sa crinière rebelle, qu’il examina avec dédain. « C’est le bordel dans tes cheveux, déclara-t-il sans ambage. Tu les démêles jamais ou quoi ?
- Je sais pas vraiment faire, admit-elle sur un air un peu contrit. J’ai toujours laissé ça comme ça. »
Samir claqua de la langue pour signaler sa désapprobation. « Je vais te montrer comment on fait. » Et ses doigts agiles s’affairèrent à délier, boucle par boucle, les noeuds qui parsemaient sa chevelure d’un noir presque parfait.
Pour la première fois depuis très longtemps, Célyse se laissa aller pendant quelques secondes. Elle profita de la lumière du petit matin sur son visage, et laissa la chaleur du soleil imprégner ses joues basanées.
Il faisait beau. Les oiseaux chantaient au loin, protégés par le doux feuillage des pommiers de Necluda.
« Il paraît qu’il y a un village Sheikah pas loin d’ici, lui indiqua son compagnon sur un ton léger. On dit que c’est un peuple très secret. Je me disais, peut-être que tu pourrais y trouver un remède pour ta tribu. T’en penses quoi ? »
Célyse repoussa doucement la main de Samir à ses cheveux. Elle se releva, replia et rangea son couchage, avant de chausser ses hauts gêta pour la journée. « On ferait mieux de partir maintenant, lâcha-t-elle sans inflexion. En marchant bien, on peut arriver à Elimith avant la tombée de la nuit. »
16/02/2020 15:51