Si les bruits de la Forêt ne surent l'arracher à son affliction, sa compagne de route l'obligea à en faire abstraction. D'un petit coup de museau à l'épaule, elle réclama son attention et parvint même à lui tirer un discret sourire. Sa main gauche épousa un instant les ganaches de l'animal, avant d'en flatter tendrement l'encolure. Elle renâcla, comme pour l'inviter à quitter les Bois Perdus et il prit conscience qu'ils avaient déjà passés de longues heures à errer à la suite de son échange avec le Doyen.
Après un profond soupir, il finit par se relever. Du coin de l’œil, il accorda un dernier regard à la Forêt Korogu, où il avait abandonné l'épée de l'Autre, comme il avait laissé Zelda derrière lui. Ce qui ne devait durer qu'un court instant s'éternisa plus que de raison et après quelques minutes, la jument le ramena à nouveau au monde réel. « Shhhh — », fit-il sobrement, pour lui signifier qu'il avait compris. L'Hylien récupéra le paquetage dont il avait délesté son amie, avant de faire bivouac, et l'attela de nouveau. A la selle, au niveau de l'épaule, il accrocha son scramasaxe, de sorte à ce qu'il retombe à l'horizontale et n'entrave pas les mouvements de sa camarade. De l'autre côté, près de sa croupe, il arrima un petit sac de toile dans lequel il conservait quelques racines, des fruits et parfois des champignons ainsi qu'un peu de viande séchée. A sa propre ceinture pendait la griffe dont il se servait parfois pour gravir monts et ravines.
Avant de jeter sur ses épaules l'imposante cape de paille qui habillait usuellement son échine, il prit le temps de recouvrir le bras qu'il avait préalablement dénudé. Puis, ramenant sur son nez une étoffe bleue sombre, il referma sa paume sur le cuir cassant des rênes et entreprit de guider le cheval à travers l'imposant maquis. Sans un adieu, ils tournèrent les talons et s'éloignèrent de la petite cascade et de ses gerbes d'eau, suivant doucement le cours du ruisseau. Petit à petit, le givre de son regard captura quelques uns des reflets timides que renvoyaient certains des Kodamas venus observer son départ. Un court moment, il jeta sur ses yeux creusés par les cernes un lourd suaire de chair. Une seconde, il s'arrêta, avant de reprendre sa route. Ici, autant qu'ailleurs, il n'avait jamais eu sa place. Alors, faisant fi des petits génies, il quitta sans mot dire les sinueux sentiers du Lacis.
L’acier trancha net à travers l'étoffe, puis le rire du Doyen. Son cri, étouffé par le kamen qui camouflait son visage, ressemblait à un râle. Lourd, profond et désespéré.
Dans une gerbe de sang, alors que s’effondrait son avant-bras, le vieux seigneur Yiga tomba à la renverse. D’un unique assaut, la lame avait mordu sa chair, déchiré sa large carcasse. Du coude à la paume, tout était dorénavant perdu. L’angoisse et la peine poissaient ses tempes mieux que l’ardent regard du soleil. Sous son imperturbable cache-gueule, l’air lui manquait peu à peu.
Quand le grand Kohga se mit à ramper, le sable de l'arène se gorgea d’un pourpre plus sombre encore que celui de sa tunique. Les ergots noirs de son gant marquaient le sol rougi de cinq griffes à chaque fois qu'il parvenait à se traîner sur un centimètre de plus. Lentement mais sûrement, il gonflait la distance qui le séparait de son inévitable déclin.
Il ne prit pas la peine de se retourner, en entendant l'alliage résonner contre le sol. Il n'en eu de toute façon pas le temps.
D'un coup sec, il tira le vieil homme à lui. Il savait pertinemment ce qu'il voulait : s'il parvenait à récupérer la manicle qui habillait encore son poing gauche, il pourrait de nouveau contrôler aux vents d'Ouest et aux tornades. Il en avait plus qu'assez de ces dangereux tours de passe-passe.
Ignorant les plaintes affolées de l'Aîné, il le fit taire d'un violent chassé en plein abdomen. Sans laisser au patriarche le temps nécessaire pour revenir à lui, l'Hylien se laissa tomber à cheval sur son thorax. C'est là qu'il commença à frapper. Lourdement. D'abord du droit, puis du gauche, puis du droit encore. Sous ses assauts, le bois laqué ne tarda pas à se couvrir de lézardes. De grenat aussi. Chacune de ses charges laissait ses doigts un peu plus mal en poing que la précédente. Bientôt, il ne sentait plus que le sang qui dessinait de sordides rigoles entre son index, son auriculaire et son pouce.
Après quarante et un coups, le crâne de Kohga percuta brutalement le calcaire vermeil qui sommeillait depuis des siècles sous le limon. Le feulement rêche du Yiga et l'âpre grognement de l'ancien homme-lige ne suffirent pas à effacer le son sec qui secoua tout l'arrière de sa tête. Cela n'arrêta pas non plus le passage à tabac.
Ses pommettes mille fois fracturées ne lui faisaient plus mal. De son faciès meurtri par le temps, il ne restait plus qu'une bouillie, immonde, informe et infâme, piquée de copeaux de bois autant que d'éclats de cartilage. Son arcade sourcilière avait été la première exploser, sous l'impact. Lui, le Maître-de-Tout, était méconnaissable. Il n'avait simplement plus de visage. Engoncé, frappe après frappe, jusqu'à disparaître sous un amas de chair, de sang et d'os, sa gueule n'en était plus une. N'en serait plus jamais une.
Ses doigts, tordus de douleur, n'étaient plus animés que par le souffle sobre du vent. La couronne Gerudo qu'ils avaient dérobée à Makeela Riju avait disparu de sa ceinture et le fer qui avait glissé de la main de l'Hylien plus tôt pendant l'affrontement avait regagné sa hanche. Aux charognards du désert, il n'avait laissé qu'une dépouille.
En outre, il ne se sentait pas la force d'entretenir une conversation avec qui que ce soit — et moins encore les gens du Village. Des mois à parcourir les Landes l'avaient épuisé plus qu'il n'aurait su l'imaginer, au début de son périple. Son corps vermoulu témoignait sans mal des épreuves qu'il avait eues à braver, des obstacles auxquels il s'était heurté.
Sa nuque épousa délicatement le bois du bassin, dont les âges avaient peu à peu érodé le vernis. Un second souffle brisa le sceau de ses lèvres, alors qu'il repensait au chemin qu'il avait du parcourir. A celui que l'Autre aurait dû emprunter. Rapidement, son esprit quitta les sources et le ramena à cette terrifiante réalité qu'il ne saurait fuir, même le temps d'une unique nuit. Plus que jamais, il était effrayé. Il aurait préféré affronter le Fléau mille fois de plus plutôt que sentir, encore et toujours, ces yeux sur son échine.
Un subtil rictus égratigna le masque de sérénité qu'affichait jadis son faciès déchiré. Il se surprit à contempler la lune, qui éclairait les flots paisibles d'un timide rayon d'argent. Ce fut comme un coup de poignard, porté en plein foie. Frappé par une vérité qu'il essayait de dissimuler mais dont il savait tout, il s'arracha brusquement à l'accalmie. Du poing, il prit appui sur l'une des roches qui émergeaient des eaux dont il venait de troubler la quiétude. Il frissonna quand le vent frais qui roulait sur les collines lécha sa peau, mais quitta tout de même le bain.
Récupérant la serviette qu'il avait laissé à proximité de ses vêtements, il se sécha sommairement, soucieux de s'en aller au plus vite. D'aucuns auraient pu rire de sa déplacée vanité, et sans doute le faisaient-ils. Après tout, qui peut prétendre semer un fantôme ? Il tâcha de ne pas prêter attention au nœud qui se formait dans sa gorge en enfilant les manches bleu-nuit qu'il portait sous son kimono dont l'indigo tirait sur le gris. A la lanière de tissu qui ceinturait sa taille, il accrocha cette lame dont il aurait tant voulu se défaire, par trop conscient qu'il ne pouvait simplement la laisser ici dans l'espoir d’apaiser l'esprit. Puis, il entreprit de descendre le sentier de la Montagne. Une amie, de celles qu'il était pressé de retrouver, l'attendait plus bas.
Ses lèvres se brisèrent en petit sourire alors qu'elle lui tendait la main. La pulpe de ses doigts effleura un instant la soie de ses gants, avant d'embrasser sa paume. Les yeux de la jeune femme, encadrés par une longue chevelure d'or fin, brillaient de cette complicité qui, chaque fois, l'emplissait de joie. Il se laissa entraîner sans une once d'hésitation.
Sans qu'il ne le contrôle réellement, son regard s'attarda plus que de raison sur les hanches de la reine. Il se sentit rougir, alors que le sang affluait sous ses joues, au bout de ses oreilles. Sans chercher à retenir le rire espiègle qui perçait sa voix, elle l'attira à lui pour planter dans son cou un tendre baiser. Un agréable frisson secoua son échine, alors qu'il prenait conscience de l'interdit qu'ils s'apprêtaient à rompre. Une fois de plus.
Et pourtant... Il n'aurait su le regretter. Pas un instant. Dehors, derrière les murs épais du Palais des Rois, la tempête jetait sur les vitraux ouvragés une douce pluie, dont le rythme effréné n'était pas si différent de celui qui battait sa poitrine. Une nouvelle fois, il se surprit à contempler sa suzeraine, incapable de décrocher le givre de ses pupilles de sa personne. Elle rayonnait, irradiait d'un bonheur qu'il ne lui avait plus connu depuis des mois, sinon des années.
Visiblement impatiente, la souveraine ne prit pas la peine de s'assurer de l'absence de gardes dans les couloirs, avant de le pousser dans une chambre qu'il n'avait pas encore vu. Elle était spacieuse, quoiqu'un peu moins grande que la suite dans laquelle le prince consort avait eu l'habitude de séjourner. Elle savait qu'il n'aimait pas beaucoup ses appartements officiels et elle se faisait une joie de le mener dans un nouveau repaire à chaque occasion.
Sans le prévenir, elle vint lui dérober une brève embrassade. Instinctivement, les mains de l'Hylien commencèrent à grimper le long des flancs de la princesse de la Destinée. Du bout des doigts, elle s'attaqua à la boucle de sa ceinture. « Tu en as aussi envie que moi ? ~ », s'enquit-elle, une lueur malicieuse à peine cachée derrière ses longs cils. Il ne sut que se mordre la lèvre.
C'est là que survint le rugissement.
Comme un démon monté sur un ressort, il se releva brusquement, repoussant tout ou partie de la fourrure qui lui servait de couvrante. Il était trempé d'une sueur glaciale, le cœur battant la chamade, le souffle court. Son thorax se soulevait lourdement, secoué par une respiration saccadée, âpre. Sur la caverne, une désagréable odeur de souffre pesait comme une chape de plomb.
Il dut cependant patienter quelques secondes, le temps que ses muscles raidis par la tension acceptent de lui répondre. Il haletait encore, revenant doucement à lui, l'esprit chargé de rêves et de souvenirs qui ne lui appartenaient pas. Des mémoires d'une époque ancienne, plus vieille encore que les machines Sheikah qu'il avait commencé à libérer.
La bouche encore chargée d'un arrière-goût amer, il finit par s'extirper des pelisses, non sans une certaine gêne. Ignorant un temps la panique qui lui nouait le ventre et qui enfiévrait sa jument, il s'approcha doucement de l'animal. Autour d'eux virevoltaient les flocons sanglants du Seigneur-Sanglier, mais il n'eut pas besoin de mot pour la calmer. Le creux de sa main glissa gentiment sur son front et, peu à peu, ses yeux se firent moins vitreux. « Là — », souffla-t-il alors. « Tout doux.. »
04/02/2020 01:30