"Cher Père,
Si vous me voyiez aujourd'hui, seriez-vous enfin fier de moi ?
J'ai conscience d'avoir déçu vos attentes. Vos pires craintes se sont réalisées et le prix à payer s'est avéré terrible. Aujourd'hui encore, même après toutes ces années, je ne peux m'empêcher de retourner encore et encore tous ces événements dans ma tête. À quel point auraient-ils pu tourner différemment ? Quelles ont été mes erreurs ? J'ignore si mes pouvoirs auraient pu s'éveiller plus tôt, mais cette pensée ne cessera sans doute jamais de me hanter.
Êtes-vous parti fâché ? Déçu ?"
Zelda sentit quelques larmes couler sur ses joues avant de lécher le parchemin. Quelques mois à peine s'étaient écoulés depuis qu'elle avait récupéré un corps tangible, et pourtant elle n'était toujours pas habituée à ces déferlement d'émotions qui arrivaient sans prévenir. Elle s'accorda quelques minutes pour laisser se déverser sa peine avant de rependre l'écriture.
"Si je ne peux me trouver aucune excuse, je jure avoir fait tout mon possible depuis lors pour réparer mes fautes. Durant toutes ces années j'ai usé de mes pouvoirs pour retenir au château l'esprit de Ganon qui s'en était libéré. Je garde de ces années un souvenir troublé et diffus, douloureux, sur lequel je ne souhaite pas revenir. Mais ma patience a été récompensée, et le Héros est revenu comme l'esprit de son épée me l'avait promis. C'était sans doute le seul espoir qui m'avait fait tenir aussi longtemps. Les quelques mois qui ont suivi son retour furent à la fois plus doux et plus difficiles que toutes ces années à l'attendre. J'avoue avoir plusieurs fois usé de mes dernières forces pour prendre de ses nouvelles, mais je crois que ces quelques écarts m'étaient indispensables pour tenir bon.
Il a fini par me rejoindre, et ensemble nous avons finalement achevé ce que je n'avais pas été capable d'accomplir des années plus tôt. Je crains que ma magie ne se soit épuisée à cette occasion, mais il est encore tôt pour en être certaine. J'accueille toutefois cette possibilité sans appréhension, la menace étant à présent écartée.
Le château n'est pourtant plus habitable, et de toute façon plus personne ne m'y attendait. Encore légèrement chancelante après nos retrouvailles je m'en suis remise à Link et me voilà à présent au Village Cocorico sous la protection de Dame Impa. Ce village et les quelques visages que j'ai connus dans ma jeunesse bien que marqués à présent par les âges sont d'un immense réconfort. Comme une oasis familière dans un monde profondément changé qui n'a pas attendu ma contribution pour avancer. J'ignore encore quelle place je veux, ou peux, y prendre.
Quant à Link..."
La plume resta un instant en suspens au dessus du parchemin alors que ses pensées s'entrechoquaient pour trouver les mots.
"... il est parti. Mais après tout, n'a-t-il pas fini ce qu'on attendait de lui ?"
Cet abruti l'avait abandonnée sans même la prévenir, laissant derrière lui la tablette Sheikah et la tunique du Prodige qu'elle avait brodée de ses propres mains. Comment devait-elle le comprendre sinon que plus rien ne le retenait ici, pas même elle ? Elle aurait pu prétendre ce départ inattendu mais ç'aurait été un mensonge. Depuis un moment déjà elle avait senti qu'il avait pris quelques distances et qu'il l'évitait. Elle n'avait toutefois pas imaginé qu'il serait capable de la laisser ainsi sans au revoir ni explications. Assise à genoux, Zelda se leva d'une traite et arracha la page de son journal avant de la jeter rageusement à terre, toute chiffonnée.
Le pire dans tout ça c'était peut-être qu'elle n'avait rien de concret à lui reprocher. Il avait fait tout ce qu'on lui avait demandé, et les Déesses savaient combien il avait été mis à l'épreuve, sur la fin sans doute encore plus que tout le reste. Mais même s'il lui en avait voulu elle aurait préféré une discussion à ce silence flou. Lui plus que personne savait combien elle pouvait vivre mal les non dits et l'impression de jugement et de déception qu'elle ne manquait pas d'en déduire. Du moins, s'il s'en souvenait encore ?
Elle sécha doucement les larmes qui mouillaient à nouveau ses joues. Si cet idiot ne voulait pas d'elle tant pis, elle était capable de se débrouiller seule, quoiqu'en pense son cœur.
Avec une pointe de culpabilité elle ramassa la feuille jetée à terre pour la lisser et la replacer tant bien que mal dans son carnet. Elle avait bien compris que les fournitures de qualité de ce genre étaient devenues rares et elle savait quel cadeau précieux lui avait fait la petite fille d'Impa pour lui permettre de s'épancher ainsi. Elle ferma toutefois son ouvrage. Elle avait besoin de calmer ses nerfs et réfléchir avant de reprendre son récit.
Ses yeux se portèrent vers les hautes fenêtres de la chambre de Pahya d'où perçait la lumière du jour. Le monde était bien trop beau pour rester enfermée comme elle le faisait. Ces derniers temps, avec la fatigue qui la gagnait vite, elle fuyait l'agitation autant qu'elle ne la désirait. Il était temps qu'elle reprenne des forces et l'habitude de côtoyer du monde si elle voulait combler le sentiment de solitude qui s'était emparé d'elle au départ de Link. Il était libre à présent, et elle aussi. Pour la première fois de sa vie, on n'attendait plus rien d'elle.
04/02/2020 23:04