Posté le 17/03/2024 19:19
Le bol ouvragé dégage une chaleur paisible, entre ses mains cachées sous l'étoffe. Sans mot, le regard braqué sur l'étranger qu'il écoute avec attention, l'Hylien tâche d'ignorer la douleur qui lui ronge les doigts. Ses phalanges, que le tissu ne recouvre pas, blanchissent doucement. Le feu de camp, qui sépare Sans-Nom de ses deux compagnons d'infortune, jette une lumière fauve sur l'ancienne bicoque en ruine. Sans doute celle-ci suffira-t-elle à masquer son trouble, tandis que Ludrick plaide sa cause. Le jeune homme n'a visiblement pas apprécié les insinuations presque maladroites de Reed. Les sourcils froncés du bretteur, la hanche toujours alourdie par une dague à quillons d'or, témoignent mieux de son sentiment que ne pourrait le faire son argument. Peut-être n'a-t-il pas autant voyagé que d'aucuns ne pourraient le penser, s'il estime encore que ceux qui fabriquent les flèches sont toujours ceux qui les tirent. Pour autant, il n'a pas tort : la Cité est tombée depuis longtemps aux mains de plusieurs tribus Bokos, dont l'une est aujourd'hui dirigée par une bête énorme, grande comme trois hommes et au chef décoré d'une large corne ; à en croire les informations communiquées par Teba lors de leur séjour au sein de la Colonie Rito. Impossible de dire, de l'aveu même des éclaireurs ailés, s'il s'agit d'un Bokoblin particulièrement massif ou d'un Moblin née d'une étrange union.
Ses lèvres demeurent scellées, quand le rescapé reprend, après un bref instant. Toujours aussi concentré sur le récit de Ludrick, le vagabond dévoile deux baguettes Sheikah, elles aussi gravées de motifs anciens représentant les Dieux d'autrefois affrontant le Fléau qu'il lui a fallu défaire. Bientôt, le bois s'enfonce dans le riz et, tandis que leur infortuné camarade explique avoir pris en traque la même caravane qu'eux, il s'accorde une première bouchée. De toute évidence, le jeune aventurier ne s'attendait pas à être ainsi surpris par la neige et la colère du Seigneur-Frimas. Elles avaient aussi compliqué leur avancée et c'est face à l'ire de l'Hiver qu'ils avaient eux-mêmes du chercher refuge au sein du vieux Bourg. En temps normal, ni le forban ni l'ancien homme-lige n'auraient souhaité s'aventurer dans l'enceinte de la Ville-Close.
Dehors, le vent souffle encore avec force et méchanceté. Son râle, sifflant, s'insinue entre les murs de leur abri de fortune, glissant à travers les brèches creusées par les Araignées mécaniques d'autre fois.
L'Hylien n'a pas besoin de demander pourquoi le jeune homme suivait le convoi et l'explication avancée lui semble satisfaisante — plausible. Reed sera peut-être plus suspicieux que lui – il a bien remarqué que l'ancien nautonier a besoin de motifs plus tangibles avant de se décider à risquer sa peau – mais le Garçon-Sans-Nom a des raisons de croire l'inconnu. En vérité, il aurait sans doute agi de la même façon, peu ou prou, s'il s'était retrouvé dans une situation comparable. Peut-être aurait-il fait preuve d'une meilleure préparation, peut-être pas. Dans tous les cas, il se serait lui aussi élancé à la recherche des amis évoqués par l'étranger. Une nouvelle fois, sa poigne se resserre sur le bol offert par Impa il y a maintenant plus d'un an, alors qu'il s'éveillait à peine et s'apprêter à débuter sa quête. Incapable d'envisager – ou même de concevoir – la vérité qui aurait du le frapper à l'instant, il laisse le survivant poursuivre et décrire les proches sommairement les proches qu'il veut retrouver.
Une femme, Hylienne, aux cheveux noir. Un Gérudo, de grande taille, au moins comparé aux gens nés loin du Désert.
Les dents serrées, l'Hylien se force à avaler une seconde bouchée. Les épices Gorons relevaient légèrement le goût du riz — trop peu pour empêcher que son esprit ne vagabonde et que son cœur ne s'emballe. Bientôt, le plat à peine entamé quitte ses paumes redevenues froides. La chaleur réconfortante qu'il dégage ne parvient plus à l'atteindre. Ludrick finissant son propre bol, il pousse vers lui le récipient qu'il abandonne. « Mange », souffle-t-il une nouvelle fois, reprenant enfin la parole après le long monologue du jeune homme qu'ils avaient sauvé. Il en faudra davantage pour qu'il ne récupère l'ensemble de ses forces et lui-même n'a de toute façon plus l'envie d'avaler quoique ce soit.
Les poings sur les genoux, les phalanges tout aussi pâles qu'auparavant, il s'apprête à se relever quand le rescapé s'exprime une fois de plus. Le garçon est bavard, peut-être plus que Reed encore. Il explique qu'il entend repayer une dette en les aidant à retrouver ses propres camarades. Le givre de ses yeux remonte sans mot sur le regard turquoise de l'aventurier, aussi dur que froid. D'un geste rapide, Sans-Visage relève le masque qui lui mange jusqu'au nez, dissimulant tout ou partie de sa gueule cassée. L'air froid, pourtant, continue de cristalliser le souffle qui perce ses lèvres.
Il préfère ne pas répondre. Il ne s'agit de toute façon pas d'une question, mais bien d'une affirmation, et il se contente donc d'un regard entendu à Reed. Le Forban, espère-t-il, comprendra ce qu'il s'apprête à faire. Peut-être en a-t-il déjà assez des sauvetages, après celui de Quill et de Camailla. Leur camarade n'est visiblement pas en mesure d'accompagner qui que ce soit en l'état ; sauf à avoir été préservé par magie des engelures que le froid et le blizzard ont tenté de lui offrir.
Une fois encore, c'est Ludrick qui brise le silence en s'enquérant du nom qu'il est ou non en droit de lui donner. Le verglas de son regard toise une seconde l'étranger, alors que le Fils-de-Personne s'enfèrre dans un mutisme de plus en plus profond. Sans un autre mot à l'attention du jeune homme, il se relève, récupérant par la même occasion sa lame de chasse et tourne les talons.
Le sang imprègne la neige, pourtant fraiche. Malgré le vent et la poudreuse, certaines traces persistent. Les tribus Boko qui arpentent encore les ruines de Lynna ne comptent parmi les plus subtiles. Il a déjà vu certaines de ces créatures faire preuve d'une discrétion réelle, d'une habileté à la chasse comparable à celles d'humains entraînés. Ce n'est pas le cas ici. Sans doute, en s'installant ainsi qu'ils l'ont fait, les Bokos ont trouvés d'autres solutions pour nourrir les leurs et n'ont pas eu besoin de traquer une proie depuis des années. Les doigts suivant le manteau d'hermine et le genou enfoncé dans l'albe rougie qui tapisse le sol, le jeune homme relève les yeux. Près de l'une des arches partiellement éventrées par une guerre ancienne, il distingue la marque de deux corps, allongés. La pierre a du servir de coupe-vent et a préservé les traces. Il repère aussi les empreintes de pas d'au moins un individu, partant du point de repos avant que le Seigneur-Frimas ne commence à souffler sur sa piste.
Le poing fermé sur la gaine de cuir de son scramasaxe, qu'il n'a pas pris le temps de renouer à sa ceinture, l'ancien chevalier contemple aussi les longues lignes discontinues tracées, à l'évidence, par la carcasse d'un cheval tiré par un Moblin (ou, peut-être, une troupe de Boko en nombre). « 'Chier... — », soupire-t-il d'une voix étouffée par l'étoffe qui lui ronge le nez et qui masque ses lèvres, de toute façon trop faible pour trancher à travers la chanson du Galerne Rito. Le givre de ses yeux cherche, sans interruption, le chemin que les rescapés auraient pu suivre avant ou après avoir échappé à leurs assaillants. Il a le sentiment que les deux inconnus – les amis de Ludrick, peut-être – ont joué les morts face à leurs attaquants, avant de partir après eux. La plupart des Boko n'abandonnent pas les cadavres de leurs ennemis, mais il arrive que certains finissent par s'en désintéresser. Sans doute le cheval a-t-il semblé plus goûteux que les deux voyageurs.
Conscient du peu d'option dont bénéficiaient alors les rescapés, l'Hylien reprend sa traque en direction des bâtisses que le vent, l'âge et la guerre n'ont pas suffi à souffler. Une neige dense ralentit sa course et habille les murs de pierre, autrefois peints de milles et une couleurs. Le souvenir de certains des motifs demeure peut-être gravé dans la mémoire de l'Autre, dont il tâche d'ignorer le regard qui pèse sur sa nuque, et il persiste çà-et-là sur certaines bicoques. Ce n'est que quand il repère la lueur asphyxiée d'un feu de camp qu'il se décide à s'engager dans l'une d'entre elles. Sa paume gauche épouse la hampe du couteau de chasse, qu'il reste prêt à tirer au clair.
Ses yeux de verglas, fatigués par la pénombre, peinent à faire sens de ce qu'il voit en s'avançant vers le fond de la bâtisse. Il croit en effet distinguer deux personnes, dont l'une apparaît grande, ainsi que l'avait annoncé Ludrick. Mais il n'est pas certain qu'elles soient seuls. « Je cherche les survivants de la caravane qui a été attaquée », lance-t-il d'une voix légèrement enrouée mais qui se veut rassurante. Pourtant, sa posture trahit sa méfiance pour quiconque sait quoi regarder : il demeure trapus, prêt à bondir en dehors du chemin d'une dague ou d'une hache et ses deux mains sont toujours fixées à sa propre lame. « C'est Ludrick qui m'envoie », affirme-t-il ensuite, espérant ainsi gagner la confiance des survivants et calmer ceux qui pourraient se laisser aller à la panique.