« Eh bien ? Que t'arrive-t-il ? »
La main de Shingen relâcha son étreinte sur les cordes de son instrument tandis qu'il se penchait en avant pour mieux tenter de cerner la source de cette note si outrageusement fausse qu'elle ne pouvait être due à une erreur. Arkaï, également, avait cessé de jouer, son souffle resté comme coincé à mi chemin, trop lourd pour remonter sa gorge. Leur silence dura, avec d'autant plus d'intensité qu'il tranchait avec la mélodie envolée qu'ils créaient un instant auparavant. L'élève reposa alors sa flute sur ses genoux et répondit, l'air absent, mais la voix affectée,
« Ce pourrait être notre dernière composition ensemble. J'ai voulu... tenter quelque chose de neuf. »
Le maître pouffa en souriant franchement. De fait, tous deux connaissaient fort bien le goût d'Arkaï pour les étrangetés musicales, dans lesquelles Shingen ne voyait lui que peu d'intérêt, trop occupé à perfectionner son propre style. Profitant de cette pause dans leur exercice pour se relâcher contre son arbre, le Sheikah pinça machinalement une corde ou deux, dans un rythme parfait, trop parfait pour son élève, qui sentait sa frustration grandir à chaque seconde. Finalement, il tendit la main vers celle de Shingen, qui la lui pris, à son grand soulagement. Le maître dut prendre le geste pour de l'affection puisqu'il ne s'en offusqua pas. Au contraire, le soupire qui suivit portait en lui toute la mélancolie de cette journée. Ce jour là, c'était celui du grand départ.
« Quel paradoxe. Tu es à la fois mon élève favori et celui que je ne pourrais jamais comprendre. »
Arkaï lui rendit son sourire. Il sentait bien que c'était précisément cette distance entre eux qui leur avait permis de se rapprocher. Shingen ne prenait auparavant jamais la peine de s'attacher à ses apprentis. Le monastère voyait des enfants en mal d'instruction passer chaque année, mais presque aucun ne recevait autant d'attention que lui. Bien sûr, dans son cas, les ordres d'Impa l'imposaient. Mais au delà, le garçon en gardait la conviction : Il laisserait sa marque entre ces murs ; Sa présence allait manquer à quelqu'un.
Cette pensée réconfortante le berça tandis qu'il se penchait vers son maître, qui l'enlaça d'un bras. Ressentait il de la tristesse ? Peut être. Mais en se laissant pénétrer de l'instant présent, Arkaï était d'avantage traversé par l'évidence de leur décision. Là, dans les premières lueurs de l'aube, au pied de l'arbre du maître, devant la vue du monde extérieur étalé paresseusement jusqu'à l'horizon devant lui, il ne doutait plus. Son départ était inévitable, comme les feuilles qui chutaient déjà du grand frêne, gardien du lieu. Il ne restait plus qu'à l'accepter... Plus facile à dire qu'à faire.
« Tu sais, je t'envie, Arkaï. Le monde extérieur peut être dangereux, rude, inamical... Mais il est tout autant vaste, beau, et empli de mystères qui n'attendent que toi. Je pense que... à ton âge, j'aurai tout donné pour prendre la route. » Une vie de sacrifice et de souffrance résonnait dans sa voix rauque. Le garçon ne répondit pas, et se contenta de serrer un peu plus fort sa main dans la sienne. Le geste fit sourire le vieil homme, qui reprit, moins sombre, « Ce qui est fait est fait. Ce qui compte à présent, c'est que je ne puisse plus te gêner. Ici, c'est chez moi. J'y mourrais sans doute, et mon arbre restera, pour veiller sur mon héritage. Si tu restais, tu ne serais jamais que mon élève. » Shingen se redressa, fier, immense, sublime, et proclama autant pour son élève que pour le monde devant eux, « Il te faut grandir. Grandir aussi haut que tu le pourras, aussi haut qu'une montagne si tel est ton destin ! Ne pas te contenter de rester une graine à mes côtés, mais planter ton propre arbre, à toi. Planter une forêt de toi-mêmes ! »
Il avait ouvert en grand les bras, décrochant sa main de l'emprise d'Arkaï, qui l'avait écouté religieusement, le coeur battant en furie dans sa poitrine. Des frissons courraient sur ses bras. Son regard embrassa cette vue devant lui ; ce monde qui l'avait tant malmené, et sur lequel il comptait bien prendre sa revanche. Pendant l'éternité d'un instant, il se sentit invincible. Prêt à enjamber les lieux, à défaire tous les dangers et à décrocher le soleil.
Lorsque l'astre fut levé, ils redescendirent lentement le chemin vers le monastère, en prenant tout leur temps, conscient qu'il s'agissait là de leur dernier moment commun, avant... Qui aurait pu le dire ? Tel père et fils, ils se remémorèrent leurs souvenirs, bons et moins bons, les insignifiants comme ceux qui comptaient vraiment, même si Arkaï avait du mal à ne pas tous les englober dans cette dernière catégorie. Chaque pas du garçon lui parut peser plusieurs tonnes tandis qu'il arpentait une ultime fois ce sentier si commun, si familier. Chaque pas parcouru était un bout de quatre années irrémédiablement perdu, laissé en arrière. Plusieurs fois, il fut tenté de regarder derrière lui, mais une claque amicale de Shingen sur la nuque l'en dissuada.
« Ne regarde pas en arrière, jamais. Garde tes yeux sur la route. » lui intimait-t-il avec une sévérité peu crédible. Sans doute cet ordre lui était il aussi difficile à donner qu'il l'était à recevoir pour Arkaï.
Lorsqu'ils arrivèrent dans la cour du monastère, le garçon ramassa son paquetage, le hissa sur son dos et joua des épaules pour le caler confortablement. Il partait sans bête de somme, encore une consigne de Shingen : « Marche sur cette terre avec tes deux pieds ». Avec sans doute derrière l'espoir que le jeune homme garde son humilité et sa lucidité. A trop monter sur un cheval, on en oublie sa vraie taille, tous les vieux contes en attestaient.
Alors que Arkaï allait se remettre en route vers la porte, il attarda son regard sur ce lieu qui avait changé sa vie. La cour de terre battue où il avait mangé la poussière plus souvent qu'à son tour. Le temple où il avait appris le respect aux dieux. Les quartiers où il avait appris à dormir sous un toit et entre des murs. Les cuisines où il avait éveillé ses sens. La demeure du maître où il en avait éveillé d'autres. Sa gorge se noua soudainement. Bien sûr, il avait pris le temps de faire ses adieux à ce lieu, mais là, il était comme au bord du gouffre, avant de déployer ses ailes et de s'envoler. Le vertige et ses sentiments allaient le faire vaciller lorsqu'il sentit subitement un contact avec son bagage, dans son dos. Le garçon se tordit le cou pour apercevoir Shingen ranger quelque chose dans une poche. Une fois fait, le Sheikah le poussa légèrement en avant, le forçant avec douceur à avancer vers le portail. Sur le chemin, il lui expliqua,
« J'ai pris la liberté de rédiger nos poèmes et nos mélodies sur un rouleau. Il est rangé au chaud. »
Ne pas regarder en arrière, hein ?
Submergé par l'émotion, Arkaï se jeta sur lui, l'étreignant de toutes ses forces et, pour la première fois depuis des années, en ne retenant pas ses larmes de couler. Toutes ses belles paroles, ses phrases élégantes, ses bons mots restèrent bloqués dans sa gorge. A la place, il en répéta, en boucle, un seul.
« Merci. Merci. Merci... »
Après un long moment qui n'appartient qu'à eux deux, le maître et l'élève se retrouvèrent devant la porte ouverte du monastère. La même porte que Arkaï avait obstinément refusé de franchir quatre ans auparavant, jusqu'à ce que Shingen ne lui dise qu'il était libre de ne pas le faire. Au moment de passer en dessous du portail, le Sheikah s'arrêta, laissant le garçon le dépasser d'un pas, et déclara,
« Je n'irais pas plus loin. »
La cruauté de son sort éclata alors dans toute son évidence pour Arkaï, qui eut presque envie de lui demander de l'accompagner. Mais ils en avaient déjà parlé, et l'élève savait que son maître, malgré sa souffrance, tenait à ce lieu et au village plus que tout. Il se retourna pour lui faire face et, prenant ses mains dans les siennes, s'inclina solennellement une dernière fois. Avec un sourire triste, il demanda,
« Vous reverrais-je ? »
« Tu es toujours le bienvenu ici. Mais si tu reviens, fais le en étranger, et non pour rentrer chez toi. Ton foyer, désormais, se trouve quelque part, par là. » Il désigna le monde extérieur, au delà de la porte. Son sourire était douloureux à voir pour Arkaï, en cet instant d'adieu, mais le garçon décida de le graver dans sa mémoire.
« Alors au revoir, maître. Vous pourrez être fier de moi. »
« Je le suis déjà, mais je n'en doute pas. Au revoir, Arkaï, guerrier du monastère. »
Leurs mains se séparèrent et, les yeux embués, se retourna pour faire face à son destin. Alors il pris une profonde inspiration et fit un pas. A cet instant, une brusque rafale de vent le cueillit dans le dos, et sur le coup de la surprise, fit un autre pas. Et ainsi, sans savoir réellement comment, le garçon prit la route.
C'était une journée magnifique, presque digne d'un été tardif, tant le soleil brûlait sous son manteau ardent les pentes d'émeraude des collines Sheikahs. Sans jeter un regard en arrière, Arkaï avait parcouru la distance vers le village à grande vitesse, porté par un pas léger et plein de la vigueur de la liberté retrouvée. Si ce jour marquait des adieux douloureux, c'était également celui de sa libération. Il s'efforçait de ne pas repenser aux paroles venimeuses d'Impa, et de ne repenser qu'aux bons moments passés ici. Sur son chemin, il croisa quelques membres de la tribu occupés aux rizières, et les salua avec enthousiasme, recevant quelques gestes timides en retour. Il savait bien que sa réputation était ambivalente, et que certains au conseil voulaient encore sa mort. Mais pour ce qui était des plus humbles du village, ou des enfants, sa présence semblait bien plus acceptée. Au fil des années, il avait vu les moins méfiants oser s'approcher de lui, lors de fêtes ou pendant les périodes de récoltes. Certes, les clans ne le reconnaissaient pas comme l'un des leurs, mais déjà, le garçon s'accrochait à la pensée agréable que pour certains, il faisait partie du paysage.
En arrivant au village, il constata que rien, dans le genre cérémonieux, n'avait réellement été prévu pour leur départ. Sans doute Haya et Zelda verraient elles dame Impa avant de la quitter mais pour le reste, la tribu fonctionnait comme d'ordinaire ; à la discrétion et au secret. Rien ne servait de donner sur un plateau aux Yigas l'information que la princesse de la destinée quittait les lieux avec une escorte légère.
Sur son chemin, Arkaï ne reçut pas beaucoup de regards, encore moins de gestes. Les usages en voulaient ainsi. Mais au détour d'une maison, il fut soudain forcé de s'arrêter par une petite main qui s’agrippa à son kimono. Il se pencha alors pour reconnaître une petite fille, timide, à qui il avait offert une boulette de riz lors de la fête de la fin de l'été. Sans oser dire un mot, elle lui tendit alors une même boule, enrobée avec soin d'une feuille de thé. Prenant alors la fillette par surprise, Arkaï se pencha pour l'enlacer et la salua ensuite dignement pour la remercier. Au fond de lui, le garçon sut que son geste allait plus loin qu'elle : sans le dire, sans le montrer, le village lui souhaitait un bon voyage.
Lorsqu'il arriva au point de rendez vous avec ses deux compagnes de voyage, ce fut avec un grand sourire aux lèvres et une bonne humeur que rien n'aurait pu massacrer. En les apercevant, il annonça sa présence par un grand signe de main et courut jusqu'à elle sans perdre son souffle malgré le poids de son bagage. Et enfin à destination, il leur demanda, « Alors, prêtes pour le grand saut ? »
Lui l'était, pour la première fois.