« Appuie bien sur la courbe. »
La main de Shingen se posa sur la sienne, accompagnant son geste avec une souplesse experte. Arkaï tressaillit presque imperceptiblement au contact, mais se concentra sur le conseil et acheva le tracé du caractère Sheikah. Visiblement satisfait, le maître serra doucement ses doigts sur ceux de son élève, tout en s'étirant bruyamment le dos. A dire vrai, le garçon n'était pas fâché de voir enfin le bout du tunnel ; après une bonne partie de la nuit passée à travailler son tracé, il sentait ses muscles aussi rouillés qu'un morceau de fer abandonné au fond d'un ruisseau. Il s'empara de son oeuvre et l'examina de plus près, à la lumière des bougies. Shingen se pencha sur son épaule, tout en le prévenant,
« L'encre va mettre un petit moment à sécher, contente toi de regarder pour l'instant. »
Arkaï acquiesça, tout en commençant à parcourir le début du rouleau. Pour l'instant, il n'y avait pas grand chose. L'équivalent de deux nuits de rêves, plus ou moins signifiants, écrit en caractères Sheikahs, quelques dessins qu'il avait ébauché au charbon de bois et trois mots superbement et fraichement calligraphiés avec l'aide du maître : « Récits de rêve ».
L'idée de la princesse Zelda avait très rapidement inspiré le jeune garçon, qui y voyait d'avantage une occasion de s'exercer en poésie et en peinture, mais son maître avait rapidement entrepris de calmer ses ardeurs lyriques : Sans doute son altesse se contenterait d'un récit moins enflammé et plus pratique. D'autant qu'une fois sorti du village, Arkaï ne pourrait plus dédier ses nuits à son pinceau. Une fois de plus, le maître et l'élève s'étaient employés à des leçons d'écriture, plus terre-à-terres, et moins exaltantes pour le jeune esprit. A cause de cela, une fois de plus, le jour se levait sans que le garçon ne puisse affirmer savoir écrire. Il n'en était certes plus très loin, mais entre le tracé des mots et l'architecture d'une phrase se trouvait encore un gouffre qu'il ne parvenait pas à franchir.
Au moins cette nuit, Arkaï l'avait passé en compagnie de son maître, comme si le temps s'était arrêté puis avait rebroussé chemin jusqu'à quelques mois auparavant. Depuis que Zelda avait accédé à sa requête, Shingen semblait à nouveau aussi apaisé que le sommet d'une montagne. Il se permettait d'autant plus d'attention envers son élève qu'il le savait sur le départ. D'ailleurs cette leçon n'avait pas échappé à son lot d'affection mutuelle. Temps béni qu'est celui où la quiétude heureuse se perd dans l'éternité de quelques heures.
Mais comme toute chose se doit de finir, déjà, les premières lueurs de l'aube pointaient le bout de leur nez au travers des fenêtres du monastère. Arkaï se redressa à son tour, tentant du mieux possible de chasser la fatigue qui menaçait de le terrasser. Il ne devait pas y céder maintenant ou bien il raterait l'heure de son départ. Pas le grand départ, mais tout de même. Il s'en voudrait de faire attendre la princesse elle-même.
Du bout de son doigt, il tâta le papier, constata que l'encre était sèche et bobina le rouleau jusqu'à pouvoir le ranger dans son étui. D'un bond, le garçon se releva et se retourna pour saluer son maître et le remercier pour sa leçon, mais Shingen l'arrêta alors d'un geste et lui demanda,
« Reste assis quelques instants, veux tu ? »
Ca n'avait rien d'un ordre, ni de son ton habituel, aussi Arkaï en fut troublé mais s'exécuta. Il commençait à craindre une nouvelle conversation difficile tandis que son maître se levait et se rendait dans un coin obscur de la pièce où se trouvait un coffre. Le vieil homme l'ouvrit avec précaution et en tira ce qui paraissait être une étoffe de soie enveloppant un long objet. Obéissant aux convenances malgré sa curiosité et son impatience, le garçon resta immobile jusqu'à ce que son maître soit revenu en face de lui et qu'il ait déposé son bagage entre eux.
« Vas y. » L'autorisa enfin Shingen, comme un père autorise son enfant à ouvrir son cadeau d'anniversaire. Arkaï, en élève zélé, le salua une nouvelle fois avant de céder à sa curiosité. Fébrile, il défit les lanières de cuir qui enserrait la soie et déplia le tissu, dont l'étoffe elle-même était d'une qualité et d'une douceur rare. Finalement, devant lui, se révélèrent deux armes ; l'une, la plus grande, était un arc. Long, à la manière des Sheikahs, il était taillé dans du bambou et du bois de frêne, finement assemblé et gravé de caractères élégants. Shingen, dont le visage ne se départait pas de son sourire, expliqua alors, « Je l'ai taillé moi-même, pour ta taille et la force de tes bras. Il te servira bien, mieux que ceux avec lesquels tu t'entraînais. Et... sur le manche, j'y ai inscrit ton tout premier haiku. » Alors que Arkaï sentait ses yeux s'embuer, et son souffle se couper, le maître l'invita dans un rire à regarder la seconde arme.
C'était une dague Sheikah, un tantö. Son fourreau semblait en ivoire, décoré de scènes de mythologies que le garçon ne reconnut pas toutes. L'ouvrage frappait le regard par sa qualité et son ancienneté. Plus personne de vivant dans le village ne pouvait se vanter d'un pareil talent pour la sculpture. Arkaï empoigna le fourreau, la garde et tira la lame à l'air libre. Celle ci, en revanche, était neuve. Son fil, tranchant comme un rasoir, faisait vibrer l'air et siffler le vent. « Ce tantö vient du trésor du monastère, et sa lame du village. Comme ça, tu porteras toujours l'un et l'autre près de toi. » Après quelques instants à admirer l'ouvrage, le garçon rentra la lame, la déposa sur le sol, salua respectueusement, et se jeta dans les bras de Shingen, hilare.
« Allons, ne vas pas m'étouffer maintenant ! » Protesta mollement le vieil homme tout en lui rendant son étreinte.
Arkaï n'avait aucun mot à l'esprit pour exprimer le concert d'émotion qui se jouait en lui alors. Jamais il n'aurait pensé vivre pareil moment. Il ne méritait pas tant. Depuis qu'il était arrivé, il n'avait fait que prendre, sans jamais pouvoir offrir en retour, et voilà qu'on lui faisait des présents dignes à ses yeux d'un roi. Lorsqu'il parvint à cesser de trembler sur l'épaule de son maître, il essuya ses paupières humides et déclara, le plus sereinement qu'il put,
« Je ferais mon possible pour m'acquitter de cet det... »
Avant qu'il n'ait pu finir sa phrase, Shingen se pencha en avant, prit l'écharpe de soie qu'il noua à la taille d'Arkaï et lui lâcha, avec une légère condescendance, « Ne dis pas de bêtises. Ce sont des cadeaux, pas des emprunts. C'est ma manière de te remercier, seito. » Et, devant l'expression interloquée d'Arkaï, il expliqua, soudainement moins à l'aise, « Au milieu des incapables et des médiocres qui passent par ce sanctuaire, le destin me fait parfois le cadeau d'un diamant égaré, à peine sorti de la roche, et qui n'attend que d'être taillé pour resplendir. Arkaï, mon devoir en tant que maître de ce monastère peut parfois être éreintant, fastidieux, abrutissant... Mais lorsque je m'occupais de vous deux... » Le garçon tiqua. Il n'y avait jamais eu que le maître et lui. Mais déjà, Shingen semblait ne plus exclusivement lui parler. « ... Alors, ma vie prenait tout son sens. Quand il a disparu, j'ai tout perdu, d'un seul coup du sort. J'ai contemplé l'abime. » Arkaï tendit sa main pour saisir celle de Shingen, que ce simple contact parut sortir de sa transe. Il cligna des yeux, porta la main de son élève à sa joue, et conclut, « A ce moment là, tu es arrivé. Arkaï, prends soin de toi. Reste sur le juste chemin. »
En cet instant précis, Arkaï aurait pu jurer qu'en plus de eux-deux, une troisième présence semblait hanter la pièce. Une présence que le vieux maître avait longuement regardé dans les yeux, avec nostalgie, et à qui les regrets suintant des paroles du vieil homme étaient adressés. Mais, lui-même peu à l'aise avec les fantômes du passé, le garçon accrocha le tantö à sa ceinture, et enfila l'arc en bandoulière. Ainsi paré, il se sentit prêt à affronter tous les périls du monde. Il aida Shingen à se relever et lui déclara,
« Je dois y aller, maître. Je serais de retour avant le couché du soleil. Reposez vous. Et encore merci. Pour tout. »
Ce dernier mot résonna fort dans la demeure de son esprit alors que le Sheikah l'autorisait à partir avec un sourire fatigué. Arkaï ne put s'empêcher de repenser aux mots qu'il avait eu pour la bushi Haya, lors de leur rencontre. Au village Sheikah, un secret pouvait se trouver sous chaque pierre, mais certains semblaient plus douloureux que d'autres.
Durant toute la route qui le séparait du lieu de rendez vous donné par le message reçu la veille, Arkaï n'arrêta pas d'observer ses cadeaux sous toutes les coutures, à la manière d'un enfant, encore sous le choc de la surprise. En passant dans la cour d'entraînement, il avait emprunté quelques flèches afin de mettre à l'épreuve son arc et le résultat dépassait toutes ses attentes. Passant à côté d'un rocher isolé le long d'une longue pente envahie par les herbes sauvages, il avait encoché sa flèche et tiré. Au premier regard, l'apprenti archer avait estimé qu'il toucherait à grande peine sa cible, vu la distance. Au final, le trait s'était fiché plusieurs dizaines de pas derrière ! Shingen ne lui avait pas menti ; il l'avait réellement taillé pour lui. De même, il s'attarda sur l'écharpe nouée à sa taille et dont une extrémité pendant sur son flanc. D'un rouge vermeille éclatant, le tissu était une preuve du talent des Sheikahs pour l'artisanat ; en plus de la soie, des fils d'argent dessinaient des formes souples et entrelacées du plus bel effet. De quoi pavaner comme un pan, mais toute l'éducation qu'Arkaï avait reçu le lui interdisait... Il essaya donc de trouver un juste équilibre entre son orgueil en pleine croissance et sa modération qui peinait à le contenir, ce qui se traduit par le fait d'essayer d'attirer les regards tout en affichant une suprême indifférence, alors qu'il traversait le village. Manque de chance, le soleil était encore trop bas sur l'horizon pour que son allure frappe l'attention de qui que ce soit.
Finalement, le garçon arriva devant l'une des sorties du village, où Haya l'attendait. Sur le moment, la perspective de se retrouver seul avec elle l'intimida mais en y réfléchissant, c'était là une idiotie puérile et il s'approcha, lui rendant son salut respectueusement. Arkaï se retrouva alors plongé au beau milieu d'un silence qu'il vivait comme affreusement gênant. Chacune de ses idées de conversation mourrait avant de franchir ses lèvres, tant il craignait de déranger son aînée, ou de paraître stupide à ses yeux, ou les deux. Il avait commencé à se faire à cette ambiance angoissante lorsque le cheval d'Haya s'ébroua d'un coup bruyamment, faisant sursauter Arkaï sous le coup de la surprise, à l'amusement de sa maîtresse. Le garçon darda alors un regard noir sur la monture qui, en retour, souffla des naseaux dans sa direction. Il faisait son intéressant, hein ? Arkaï repensa à son attitude de tantôt et il s'en amusa. Il allait tendre sa main vers le museau de l'animal lorsque Haya se retourna vers lui et le questionna sur ses préparatifs. Avortant aussitôt son geste, peut être déplacé pour la maîtresse du cheval, il lui répondit, nonchalamment, « L'essentiel est réglé. Il me restera une dernière chose à faire, mais ne vous en faites pas ! Je serais prêt le jour dit. »
Arkaï s'approcha un peu plus de la monture, tendit sa main sous le regard visiblement bienveillant d'Haya... Et la retira au moment où la bête manqua de lui croquer les doigts. Les deux se grognèrent dessus avant de s'écarter. Décidément, le garçon avait plus de succès auprès des chiens voire des renards que des chevaux.
Après un moment, ce fut la princesse qui les rejoignit. Arkaï la salua en imitant son aînée, mais en mettant un genou à terre, comme on lui avait appris au monastère. Il pensa avec amusement que Shingen lui avait sans doute enseigné le geste par pur attachement à la tradition, sans imaginer qu'un jour, il aurait réellement à montrer son respect à la princesse d'Hyrule. Il attendit que Haya ait fini de parler avec la souveraine et qu'elle ait annoncé leur départ pour s'approcher de Zelda, son rouleau à la main, qu'il lui tendit, en expliquant, assez fier,
« J'ai déjà commencé ce que vous m'aviez demandé. » Il lui indiqua où desceller le papier et poursuivit, « Mon maître m'a aidé pour les lettres. Je... J'ai encore du mal avec tout ça. Et lorsque je me souvenais d'images, je les ai dessiné. »
Il lui désigna un de ses croquis au charbon, représentant comme un visage étrange ; deux yeux, en forme de croissant de lune abritant une étoile en leur sein, reliés entre deux triangles. Un symbole étrange, qui revenait régulièrement mais qu'il n'avait jamais pu identifier. Lorsqu'il l'avait tracé, son maître avait affirmé ne pas le reconnaître... mais Arkaï avait senti quelque chose dans sa voix. Peut être Zelda en saurait elle plus, ou serait elle plus à l'aise pour parler.
Après quelques minutes à marcher, alors que les silhouettes trapues des collines autour du village disparaissent, cachées par le relief protecteur des monts, il se sentit autorisé à demander ce qui lui trottait dans la tête depuis un bon moment... Depuis qu'il avait reçu le message en fait, « Et donc, que faites vous hors du village depuis plusieurs jours ? » Il avait lancé la question en l'air, dans l'espoir que Zelda ou Haya l'attraperaient au vol.