Posté le 16/05/2021 21:17
De nouveau, l'odeur rance du fer emplit ses narines. Sur sa langue, il devinait le sang et son goût aigre ; tandis que le beffroi martelait ses tympans avec rage. La sueur poissait son front, gonflait ses tempes — au loin ; les lamentations et les cris des siens mouraient lentement, rongés par les flammes austères des Cerbères mécaniques. Une eau pourpre, souillée de rancœur autant que de haine, courait le long de ses bras, lardait les mains sur lesquelles il avait eu le malheur de poser le regard. Autour de lui, la montagne s'était effacée, mangée d'un feu cramoisi que le vent d'Hiver n'aurait su balayer. Il fut pris d'un discret frisson - qui n'avait rien à voir avec le froid - alors que sa paume gauche se refermait durement sur son avant-bras droit. Dans son dos, le regard de l'Autre s'était fait moins insistant mais n'avait pas disparu.
En quelques mots, le Serpent d’Amarante le ramena à la réalité. Le timbre caverneux du Dragon résonna au fond de son crâne sans parvenir à conjurer toutes les images qui le harponnaient jusqu’à l’asphyxier peu à peu. La douleur dans son bras se fit plus intense alors que, sous la fourrure des mitaines, ses phalanges semblaient blanchir jusqu’à l’os. Le visage fermé - du moins, autant que ne le permettait les stries balafrant son nez et ses joues - il tâcha de se concentrer de nouveau sur le récit que lui faisait le Céleste animal. Le souffle commençait à lui manquer. Fermant les yeux comme pour s’arracher à un monde qui n’existait plus, il inspira doucement.
“De qui parles-tu... ?”, questionna le Maître des Monts, de sa voix rauque. « De feu votre Roi ? De la Prêtresse Royale... ? »
Sous les suaires de vélin s’invita alors un visage qu’il avait longuement scruté. Il tranchait radicalement avec l’essence de souffre qui avait envahi ses naseaux ; avec les rigoles écarlates dans lequel il n’avait eu de cesse de s’embourber. Peu à peu, s’accrochant tant bien que mal à ce familier portrait, sa respiration se fit moins véloce — moins saccadée. Lentement mais sûrement, l’air froid des Hauts-Plateaux revint lui brûler les poumons. La peur qui irriguait ses veines fanait avec apathie, engourdie d’engelures, sans doute. Puis, il déposa sur l’hermine deux soupiraux de givre drapés d’une fatigue qu’il ne parvenait plus à combattre.
En silence, Sans-Nom laissa le Seigneur-Grenat poursuivre son monologue ; non sans grincer des dents parfois. Il se refusa à répondre quand la Guivre le renvoya à des Déesses dont il ne connaissait rien ou au rôle qu’il était supposé jouer. La mascarade lui pesait d’autant plus qu’il en savait la fin plus proche. Quand bien même ne viendrait-elle pas de la main – ou plutôt, de la patte – de l'Ancien Dieu de la Montagne.
Quand le Serpent-à-Cornes s’avança vers lui, ses doigts endoloris libérèrent enfin son bras meurtri.
La patte grande ouverte, il l’invita à grimper, ce que fit l’Hylien sans jamais se départir de son scramasaxe. Une fois installé, il noua la lanière de cuir qui entourait la gaine à sa ceinture et puis observa avec attention l’ordre de la créature mythique. Sa paume épousa doucement l’ergot de jaspe rouge, dont les écailles projetaient une singulière ardeur tiède qui ne demandait qu’à l’englober. « Qu’est-ce que… — », commença-t-il alors, aussi étonné que pris au dépourvu. Bientôt, l’exhalation du Seigneur-Frimas lui imposa le silence. Sans un mot de plus, le Dieu-Gardien des chaînes d’Hebra s’élança vers la mer de nuages.
Ils grimpèrent haut ; jusqu’à ce que le gel commence à habiller ses sourcils à nus ; à l’approche d’une estampe dont l’encre était piquée de flocons d’ivoire. Au loin, la dame au front d’argent balayait les Landes de l’albe de son regard. Mangé de froid malgré la protection du Dragon, il souffla doucement sur ses mains dans l’espoir de les réchauffer, avant de laisser le spectacle l’absorber une fois de plus.
Ce n’était pas la première fois qu’il lui était donné d’observer le Monde depuis les cieux. Comme la fois passée, il restait sans voix. L’Ancien Royaume, à ses yeux, n’avait rien de ruines ainsi que la vieille Impa avait maintes fois pu le lui répéter alors que commençait sa quête, il y a plus d’un an. Au contraire. De ce tableau dont on lui offrait le loisir de contempler émanait une sérénité qu’il se prit à envier.
Pourtant, il savait combien les réalités pouvaient diverger, entre ici et là-bas.
L’espace d’un instant, il aurait aimé profiter du joyau que l’on plaçait devant lui.
Qu’il lui faudrait bientôt quitter. Pour le meilleur, sans doute.
Peut-être.
Un simple coup d'œil vers le vide l’aida à réaliser combien il serait simple de se laisser tenter. Le Seigneur-Écarlate n’avait pas menti : il lui suffisait de s’avancer d’un pas, d’un unique pas, pour abandonner derrière lui le mal qui le rongeait, s’éviter le supplice qu’on lui avait promis. Il avait déjà contemplé les abysses ; aussi ne lui restait-il qu’à plonger. La chute serait rapide et ces dernières images imprimées sur le givre de ses yeux.
Le Magnat-Grenat attira son attention sur les marais de hargne qui brillaient, çà-et-là, d’une lumière mauve, presque violacée. Ils inondaient encore les abords du vieux Castel et l’Hylien savait d’expérience que la peste de Cinabre qui animait jadis le Seigneur-Sanglier n’avait fini de se répandre. Il l’avait vue partout où ses pas l'avaient mené, du Désert Gerudo au Mont du Péril, en passant par les plaines de Tabanta, où résidait une partie du peuple Rémige.
De cela, il n’était pas responsable.
“Je n’ai rien lâché sur le monde”, asséna-t-il, le regard désormais dardé sur ce qu’il pouvait voir du Dieu Ancien, coincé entre ses griffes, peinant à masquer l’indignation et le ressentiment qui l’avait saisi. La Bête Céleste ne l’entendrait probablement pas – ou peut-être que si, au contraire – mais elle ne lui répondit pas. Soudain, sa langue brûlait des reproches qu’il n’avait pu adresser à qui que ce soit depuis un an, éveillés par la malhonnêteté et l’ingratitude d’un Esprit qu’il avait, un temps, cru digne de confiance. « Le Seigneur-Sanglier était des vôtres, pas des miens », poursuivit-il ensuite, agité – pour la première fois en plusieurs semaines, sinon mois – par les accusations dont Zelda et lui faisaient aujourd’hui l’objet.
Il ignorait tout, pourtant, des origines humaines que d’aucuns prêtaient parfois, en d’autres temps, à la créature qu’il lui avait fallu affronter.
Le Maître des Cieux ne se soucia guère de ses propos ou fit mine de l’ignorer. Coupant court à un débat d’avance stérile – pour peu qu’il ait seulement pu entendre ce que déclarait Sans-Visage –, il désigna de l’ergot le Mont de Lanelle ; que l’Hylien ne connaissait que peu. Il s’y était rendu, alors qu’il avait involontairement dévié de la Voie que d’autres avaient décidé de tracer pour lui. Sans doute était-il temps d’y retourner.
Agacé, ou désireux d’entretenir une réelle conversation, les Seigneurs des Cimes s’immergea dans la nuit et sombra doucement vers le manteau de farine qui recouvrait les Dents-de-Pierre en contrebas. Le vent fouettait ses tempes quand ils commencèrent à descendre.
Il fut presque déçu de retrouver la terre ferme, mais s’arracha tout de même à la paume du Dragon d’un petit bond. Ses bottes rembourrées de pelisse s’enfoncèrent en crissant dans la poudreuse, qui n’avait eu de cesse de retomber depuis leur départ. Il tournait encore le dos au Suzerain des Montagnes quand celui-ci l’interpella de nouveau, d’une unique question.
Se figeant un instant, le regard perdu dans l’ombre de la caverne qui lui faisait face et où il avait monté bivouac, il finit par tourner les talons. « Pas grand-chose », reconnut-il sans honte en dépit de ce qu’il avait pu dire précédemment. « Je sais ce que le Doyen de la Forêt a pu me dire », détailla-t-il ensuite, sans s’attarder plus précisément sur ce que cela signifiait.
“Je ne savais que où chercher”, avoua-t-il ensuite, le regard plongé dans la neige, qu’il grattait du bout du pied. Il ne lui était pas venu à l’idée que, en dehors de l’Arbre Mojo, du Roi-Démon et de ce Dieu dont il ignorait le nom, d’autres pouvaient arpenter les Landes.