Au détour de la nuit, une conversation

Milieu de l'automne - 3 mois 1 semaine 4 jours après (voir la timeline)

Célyse


Inventaire

Après un long périple qui avait duré plus d’une demi-année, Célyse était enfin parvenue à Elimith, aux confins du monde tel qu’on le connaissait. Plus d’une semaine d’installation dans l’imposante Cité-Commerce et ses mœurs encore inconnues, sa monnaie impraticable au voyage, et la méfiance continuelle de ses habitants pour tout ce qu’ils considéraient comme étranger à leur région. Et cela faisait plus d’une semaine qu’elle n’arrivait pas à dormir.

Tant de mois passés à fermer l’œil au grand air, sous le bruissement du vent nocturne, bercée par le crépitement mourant d’un feu de camp, les cris lointains du chat-huant, et le piétinement de Milh un peu avant la montée de l’aube. Ce sommeil léger, constamment alerte face au moindre bruit suspect, lui était devenu plus familier que les quatre murs qui la confinaient aujourd’hui. Bien qu’à l’abri de la bise glacée et des intempéries, le silence pesait sur elle comme un tombeau. Même blottie dans les draps propres que l’auberge lui avait fournis, sur le matelas le plus moelleux qu’elle ait connu depuis le début de son vagabondage, elle ne parvenait pas à trouver le sommeil.

Soupirant pour ce qui lui paraissait être la dixième fois sur les dernières minutes, elle déposa un regard désabusé sur le plafond de la chambre, qu’elle commençait malheureusement à bien connaître. Samir s’était arrangé pour leur dégoter cette pièce à leur première nuit ici, en vendant une partie de ses breloques et quelques ouvrages qu’il avait tissés pendant leur voyage. Après ça, ce fut un jeu d'enfant : le grand gaillard du désert était tellement bavard qu'il avait enchanté les tenanciers pendant leur dîner. Suffisamment pour les mettre en confiance, et leur faire parler d'eux. Coup de chance, la mère de l'aubergiste souffrait terriblement de son arthrose. Célyse s’était alors arrangée pour garder la chambre, le temps de traiter les mains déformées de la vieille femme. Et une fois que Samir s'était arrangé pour trouver de quoi se faire payer du côté du tisserand de la cité, ils s’empressèrent de louer une deuxième chambre avant que l’Hylienne ne craque sous la claustrophobie que lui induisait le manque d’intimité dans un espace si étroit.

En journée, la doctoresse avait fini par s'installer dans une routine ordonnée et relativement solitaire. Le matin, aux premiers rayons du soleil, elle quittait l'auberge pour aller cueillir des herbes médicinales en périphérie de la ville. Aux alentours de dix heures, elle revenait dans sa chambre pour accueillir la vieille dame de l'auberge. Une fois qu'elle lui avait apposé ses aiguilles sur les mains, elle patientait. Si elle avait de la chance, le bouche-à-oreille de la veille lui amenait quelques blessés légers dans la journée. Une entorse par-ci, une égratignure par-là. Chaque patient lui ramenait un peu d'argent, qu'elle dépensait pour obtenir plus de provisions et de matériel médical. Un cycle vertueux qui avait mis du temps à s'installer, mais qui persévérait miraculeusement depuis quelques jours. Et plus le temps défilait, plus les gens affluaient.

Sans même qu’elle en ait conscience, elle avait fixé un prix de séance moins coûteux que celui de l'apothicaire, le seul médecin de la ville jusqu’à son arrivée. Sa méconnaissance de la monnaie avait, pour une fois, joué en son avantage.

Et pourtant, inlassablement, elle se retrouvait seule dans cette petite pièce une fois la nuit tombée. Isolée, incapable de se distraire, elle bataillait pendant des heures contre des pensées sombres et intrusives. Plus celles-ci tournoyaient dans un coin de son crâne, plus elles prenaient une tournure désagréablement morbide. Et elle savait qu’il n’était qu’une question de temps avant que ces idées noires ne l’emportent sur elle, pendant ses heures de travail.

Agacée de ne pas pouvoir se reposer comme elle le souhaitait, elle quitta son couchage d’un bond preste. Cela ne servait à rien de rester allongée, à fixer le plafond jusqu’à ce que son imagination macabre finisse par avoir raison d’elle. Autant sortir et faire un tour. Qui sait ? Prendre l’air lui suffirait sans doute à se remettre les idées en place. Et une petite excursion nocturne la fatiguerait peut-être juste assez pour la rendre somnolente.

Elle enfila un pantalon en tissu simple sous sa chemise de nuit, ainsi que sa lourde veste de kimono, pour se préparer à quitter sa chambre d’auberge. D’un pas fauve et furtif, elle actionna la poignée de la porte le plus doucement possible, afin que celle-ci ne grince pas. Avec une lenteur ostensible, elle fit pivoter le battant sur ses gonds avant de sortir de la pièce de vie. Le couloir de l’étage était vide et les bougies éteintes, mais elle se déplaçait dans le noir avec une aisance déconcertante. Une fois bien engagée dans le couloir, elle profita de la lueur de la lune pour se mouvoir plus rapidement. Ses pieds nus se faisaient si légers qu’ils parvenaient à empêcher le plancher de grincer sous leur poids.

Elle était sur le point d’atteindre l’escalier lorsque soudain, derrière elle, le crissement d’une porte qui s’actionnait la stoppa net. Elle jeta un regard farouche par-dessus son épaule, inquiète à l’idée de se faire surprendre par l’aubergiste. Mais ce n’était que Samir, qu’elle reconnut par sa taille massive. Il devait se baisser pour sortir de sa chambre. L’image en était si ridicule que cela lui arracha un bref sourire, bien qu’elle s’empressât de réprimer celui-ci lorsque son regard croisa celui de l'autre.

Le jeune homme Gérudo plissa un instant les yeux, l’air sceptique, mais tout son visage parut s’illuminer lorsqu’il reconnut sa compagne de route dans la semi-pénombre. « Célyse, c’est toi ? Toi aussi, t’arrives pas à dormir ? »

« Chut, » lui siffla-t-elle à voix basse. Elle posa son index sur sa bouche afin de l’intimer au silence, avant de lui faire un signe de la main pour l’inviter à la suivre. Plus vive cette fois, elle dévala les escaliers sans chercher à masquer le bruit de ses pas. Cela ne servirait à rien de toute façon, Samir était incapable d’être discret. Même au péril de sa vie, il ne saurait pas faire.

Une fois au rez-de-chaussée, elle se dirigea droit vers la porte d’entrée. Un vent mordant l’accueillit lorsqu’elle s’engouffra dans la nuit.
Ils étaient sur la fin de l’automne. Bientôt, l’hiver arriverait, et cela ne rendrait le voyage que plus difficile. Pour n’importe quel voyageur itinérant, le signe avant-coureur du grand froid le forcerait à reconsidérer son périple. Mais Célyse n’avait pas le luxe de se permettre une telle réflexion.

« J’espère que t’as pas réveillé l'aubergiste, lança-t-elle sans ambages à son compagnon une fois à l’extérieur. On dépend un peu de lui pour rester ici. »

Le Gérudo n'avait pas l'air particulièrement dérangé par cette idée. « A part la tienne, ça m'étonnerait que je perturbe la nuit de quelqu'un d'autre. »

« Tu m’as pas réveillée, lui répliqua-t-elle factuellement. Je dormais pas non plus. » Un peu gênée d'évoquer par elle-même son insomnie, elle se détourna promptement de son interlocuteur pour se draper dans les replis épais de son kimono. Celui-ci la protégeait partiellement des courants d'air glacés qui tentaient vainement de les transir. « Le manque de bruit me fait bizarre, finit-elle par admettre à contrecœur. Les murs aussi. »

Elle ne chercha pas à élaborer davantage sur le sujet. Elle savait qu’il la comprendrait. Samir avait une façon incompréhensible de retranscrire ce qu’elle ne parvenait pas à dire à voix haute. Parfois, il spéculait beaucoup trop et brodait toutes sortes de non-dits autour de ce qu’elle taisait, mais cela lui arrivait d’être étonnamment juste dans le déchiffrage de ses silences. Peut-être était-ce une habitude qui lui était venue, à force de la côtoyer. Peut-être avait-elle fini par se reposer dessus.

Sans rien dire de plus, elle se dirigea vers l’étable derrière le bâtiment de pierre. Elle s’arracherait probablement la langue plutôt que de l’admettre à quelqu’un d’autre qu’elle-même, mais la présence rassurante de Milh lui manquait. Après tout, elle était la monture de Samir ; c’était lui qui s’en occupait dans la journée. Célyse, elle, ne passait la voir qu’au petit matin. Le reste du temps, elle le passait enfermée dans sa chambre d’auberge, à recevoir ses patients. Passer voir l’animal lui permettrait peut-être d’apaiser son esprit agité. La jument avait le don de lui transmettre sa sérénité lorsqu’elle se retrouvait confrontée à ses doutes.

Et puis, Samir ne se moquerait pas d’elle pour cet accès de faiblesse. Il aimait tout autant ce cheval qu’elle-même, sinon plus encore.


Samir


Inventaire

Le lit était trop petit.

Plié dans une position inconfortable, Samir regardait les poutres du plafond. Elles étaient épaisses, solides, et portaient vaillamment leur charge de pierres et de ciment. Leur physique particulière leur avait permis de tenir des années au dessus de la tête des habitants de cette chambre, qui était pour l'instant la sienne. Des menuisiers avaient dû les tailler dans la chair d'arbres vieux comme le temps, et des architectes étudier la répartition de leur masse pour décider de les mettre là, sous son nez. Et elles avaient tenu. Et elles n'avaient pas l'air de fléchir. 

Samir trouvait ça fascinant.

Et dire qu'avant, il avait toujours vécu sous une tente. Des pierres, il n'avait vu que des ruines, et, de loin, les murs d'une Citadelle où il n'avait pas droit d'entrée. Des poutres, il ne se doutait même pas de l'existence. Et pourtant, il était là. A Elimith. Le nom qu'il avait entendu répété sans cesse depuis le début de ses pérégrination prenait soudain une réalité toute matérielle. Et à voir ce que main d'homme avait réussi à bâtir, au milieu de vent, de plaines et d'éphémère, il était émerveillé. Pourquoi est-ce que le monde n'était-il pas recouvert de villes ? Cela lui semblait absurde. La ville, c'était merveilleux. Il se trouvait bête, de ne le découvrir qu'à présent. Vingt années sans rien connaître. Il avait du retard.

Mais pour l'instant, il avait mal. Il n'avait pas l'habitude des lits. Même lors des colonies qu'ils avaient croisé sur leur route, il avait toujours eu droit à une paillasse, un tapis au sol, et ça lui avait toujours convenu. Il ne s'était jamais dit qu'il pouvait y avoir d'autres configurations pour dormir. Il sorti de sa couverture, se leva, l'étala au sol et s'allongea par dessus. Aussitôt, les muscles de son dos se détendirent, soulagés de retrouver la fermeté à laquelle ils étaient habitués. Il étira ses jambes, à présent libres de s'étaler, avec délice.

Quelles aventures il avait vécu, pour se retrouver dans un endroit pareil ! Voilà déjà sept mois qu'il s'était lancé sur les routes avec cette drôle de fille. Sept mois déjà que son monde s'était ouvert brutalement, sans préavis. En sept mois, il avait découvert qu'il était doué. Qu'il savait parler, qu'il savait se débrouiller, qu'il savait survivre. Il aurait pu passer toute une vie dans l'ignorance de ses propres capacités.

Dans l'obscurité, Samir sourit.

Leur arrivée à Elimith s'était encore mieux passée que dans ses rêves. Arriver avec un local, Ludrick, leur permit de s'épargner autant que faire se peut la méfiance des habitants. Au moins, ils n'étaient pas seulement des voyageurs crottés, anonymes et douteux. Ils étaient des voyageurs crottés et douteux, mais que quelqu'un connaissait.

Le Gerudo avait été enchanté par l'hospitalité de la famille de l'aubergiste à qui ils s'étaient présentés. Il lui avait suffit de leur céder quelques uns de ses modestes biens et de narrer quelques histoires de leur expédition, comme la fois où Célyse avait paralysé temporairement un diseur de bonaventure d'un coup d'aiguille entre les omoplates parce qu'il n'arrêtait pas de la bonimenter, pour qu'ils acceptent de les accueillir une nuit. Le lendemain, la fille de l'auberge lui signalait qu'un couturier œuvrait en ville, et il allait lui vendre ses services. Il fallait croire que l'homme avait été sensible à son savoir faire "exotique". Une fois passée la première méfiance, et la peur de la concurrence ("Je ne tiendrais jamais face à un artisan renommé tel que vous", lui avait-il dit), il avait accepté de le prendre à l'essai. Pour le temps qu'il resterait. Célyse lui avait dit que c'était sûrement parce qu'il était sous-payé et se laissait exploiter avec le sourire, mais il s'en moquait. Il était indépendant.

Jamais Samir n'aurait rêvé mettre les pieds dans un tel lieu. Il était loin, le temps où il brodait sur ses genoux, à la lueur du feu de camp. Ici, il avait le droit à une infrastructure. Ils avaient même une sorte de mécanique, une machine qui s'actionnait à l'aide de pédales qu'il fallait pousser avec ses pieds. Cela faisait peu de temps qu'il se frottait à une telle chose, mais il trouvait ça follement amusant.

Tout allait bien. Il se débrouillait bien, finalement.

Mais il était trop grand pour ce lieu, et il avait froid.

Le froid humide était une autre chose qu'il avait découvert en sortant du désert. Le froid et les saisons. Les nuits de chez lui étaient glacées et cruelles, mais ici, le temps était vicieux, et s'infiltrait sous les vêtements, faisait friser ses cheveux et dresser les poils de ses avants-bras. Ca, c'était une chose dont il se serait bien passé. Mais si l'automne était le prix de la liberté, et bien. Qu'il le soit. Il pourrait faire avec.

Samir se redressa. Hmm. Il était trop grand, il avait froid, et repenser à leur périple l'avait rendu fébrile. Il ne pourrait pas dormir dans de telles conditions. Il devrait peut-être retourner à l'écurie. Il dormirait probablement mieux avec sa jument.

Il se leva, enfila un manteau lourd et rapiécé, et ouvrit la porte. Cette fois, il n'oublia pas de se baisser: trop de fois, il s'était cogné la tête. Il manqua de sursauter lorsqu'il vit une silhouette frêle se dessiner dans l'obscurité. Par la Mère, un rat ?

Oh mais non ! Ce n'était pas un rat, c'était son amie ! Quel drôle de hasard !

Un large sourire lui traversa le visage.

« Célyse, c’est toi ? Toi aussi, t’arrives pas à dormir ? »

« Chut, » se contenta-t-elle de lui répondre. Le sourire de Samir s'élargit. Elle ne pouvait vraiment pas s'empêcher d'être aimable. « J’espère que t’as pas réveillé l'aubergiste, on dépend un peu de lui pour rester ici »

Elle rendait tout trop facile. C'était comme si elle cherchait ses taquineries.

« A part la tienne, ça m'étonnerait que je perturbe la nuit de quelqu'un d'autre. »

Le froid de la nuit les accueillit. Il était encore pire que dans sa chambre. Il détestait vraiment ça. Remontant le col de son habit, il écoutait Célyse se plaindre. Il comprenait ce qu'elle voulait dire: lui même souffrait du même mal. Alors qu'ils avançaient vers les écuries, il répondit:

« Tu m'étonnes. Je me disais la même chose. Elimith est vraiment un endroit spécial. On dirait que les gens sont... je sais pas. Pas comme nous. »

Milh dormait, debout, à sa place, entre deux compagnons équidés. La lune miroitait sur son pelage clair. Cette vue fit sourire le jeune homme.

« Ceci dit, on dirait que tu te construit une sacré réputation. La tête des gens, quand ils comprendront que la grande doctoresse qui soigne tous leurs maux est une va-nu pieds qui préfère dormir avec les animaux. On va se faire renvoyer et tu perdras tes patients. » Il chuchota. Ici plus qu'à l'intérieur, il lui semblait important de rester calme et discret.


Célyse


Inventaire

La petite remarque taquine que Samir adressa à Célyse figea celle-ci à l'entrée de l'étable. Ses yeux sombres, qui s'étaient déposés sur le pelage lunaire de Milh pendant l'espace d'un court instant, se dirigèrent droit vers l'expression joviale du jeune homme. Cela lui suffit à constater, non sans incrédulité, que cet imbécile n'avait pas percuté l'absurdité de ses propos. « Parlons dehors, » lui souffla-t-elle tout bas et un peu sèchement, tout en lui désignant l'extérieur de l'enclos. Elle ne voulait pas troubler le repos des chevaux.

Ses pieds nus quittèrent la terre ocre et sablonneuse de l'étable pour rejoindre la route pavée de pierres qui traversait la ville. Sa voûte plantaire s'était tant et si bien abîmée à force de voyage et de frottements qu'elle ne ressentait pas de douleur spécifique à marcher sur un terrain plus rêche. Sans chuchoter cette fois, elle reprit à l'adresse du Gérudo : « Tu crois vraiment que je vais dormir dans l'écurie ? Avec toi ? » Un rictus effaré traversa momentanément son visage mat. « Ils vont s'imaginer toutes sortes de trucs s'ils nous retrouvent dans la paille tous les deux, demain matin. C'est pas le genre de réputation que j'ai envie de me faire. Même si je sais que toi, tu t'en fiches. » Elle ne chercha pas à dissimuler son dédain dans ces derniers mots. Elle avait vécu sept mois avec Samir. Elle savait très bien quel genre d'homme il était.

D'un geste désinvolte du bras, elle lui désigna la longue allée qui menait jusqu'au lavoir, plus bas dans la rue. « Je vais faire un tour. Puis je retourne dormir. Dans la chambre que j'ai payé. Comme n'importe quelle personne ayant un minimum de bon sens. » Elle ne put s'empêcher de décocher un regard sévère au jeune homme. « Tu devrais rendre la tienne d'ailleurs, si tu préfères dormir avec Milh. Ca te fera des économies. » Un bref silence s'installa après sa remontrance. Elle refusa de croiser le regard de son compagnon lorsqu'elle ajouta : « Tu peux venir. Si tu veux. J'ai des choses à te dire. » Et, sans attendre sa réponse, elle lui tourna le dos pour s'engager dans la pente rocailleuse qui menait vers la place centrale.

De nuit, Elimith présentait un tout autre aspect d'elle-même. Maintenant que tout était plongé dans la pénombre et que les couleurs vives des bâtiments s'étaient dissolues dans le noir, la lueur pâle de la lune, masquée par intermittence par de lourds et épais nuages, laissait entrevoir la petite source qui traversait la ville. L'eau qui s'égrenait doucement le long de la cité étincelait de mille éclats limpides, comme un miroir brisé. Cette même auréole de lumière froide traversait par instants les cheveux de Célyse, et donnait le scintillement illusoire d'un blanc nacré sur l'encre de sa chevelure ondulée.

Sans chercher à combler le silence par des paroles inutiles, la jeune femme laissa ses pas la diriger vers le lavoir désert. Le banc de pierre qui servait à étaler le linge propre était nu, aussi en profita-t-elle pour s'y asseoir. Elle laissa un peu plus de la moitié de celui-ci à Samir. Il était grand. Il avait besoin de place.

Malgré le fait qu'il se soit installé depuis un moment déjà, elle attendit un long moment avant de reprendre leur discussion d'où elle s'était arrêtée. Sans doute qu'elle ne savait elle-même pas par où commencer. Avec beaucoup de réserves, les yeux rivés sur le bassin, elle finit par trouver ses mots. Elle se jeta à l'eau. « Je ne vais pas rester ici jusqu'à ce que l'hiver arrive. Il faut que je parte avant. Sinon je serai coincée ici. Et je dois continuer. » Plus elle avançait, plus ses phrases se faisaient courtes. Elle n'aimait pas aborder ce sujet. Mais maintenant qu'ils avaient traversé le pays d'ouest en est, ils étaient enfin arrivés dans un lieu d'accueil convenable. Il était temps qu'ils se séparent.

Elle ne s'attendait pas à ce que cela soit aussi difficile.

Du bout du pouce et de l'index, elle frotta une phalange douloureuse, que sa journée de travail avait fini par fatiguer. Son regard y resta profondément fixé, absorbé par cette tâche insignifiante. Pensive, elle se rappela des mots que le jeune homme avait prononcé un peu plus tôt, près de l'étable. Il avait souligné leur différence commune par rapport aux habitants d'ici. Il les avait placé dans le même panier, elle et lui.

Samir et Célyse, face au reste du monde. Un beau récit d'aventures, facile à raconter. Agréable à entendre.

Un peu plus mécaniquement, elle laissa les mots dérouler entre ses lèvres : « T'as l'air de croire que les gens d'ici sont pas comme nous. Mais il n'y a pas de nous. T'es pas comme moi non plus. On se ressemble pas du tout. » Elle leva des yeux très durs vers son premier compagnon de route. Il était crucial qu'il comprenne ça. Leur duo ne pouvait être que temporaire.

C'était une belle histoire tant que ça durait. Mais elle n'avait plus de temps à perdre en amitié. Elle devait avancer seule.

Malgré cela, elle n'avait rien de cassant lorsqu'elle ajouta : « Elimith est faite pour le commerce. C'est ce qu'ils font de mieux. Et ça, toi, tu sais faire. Tu sais même bien le faire. T'as déjà une situation ici, chez le tisserand... Et peut-être qu'il te paie mal, mais au moins il te paie. Et il finira par devoir compter sur toi. Parce que c'est comme ça. » Son regard était plus que solennel. Il était sincère. « Tu trouves toujours un moyen pour te rendre indispensable. »

Elle ne souriait pas. Elle ne souriait que rarement. Mais sous la dureté de son regard, il y avait autre chose. Un peu de tendresse, peut-être. Ou peut-être l'ombre d'un regret. Elle n'hésita pas, cependant, lorsqu'elle lui déclara : « Je pense que tu devrais rester ici. »


Samir


Inventaire

"J'ai quelque chose à te dire."

Samir n'avait pas l'habitude d'entendre ces mots dans la bouche de Célyse. Calmement, et intrigué, il la suivit dans la nuit fraîche d'Elimith, hors de l'écurie, et jusqu'à cette étrange fontaine où il avait vu les habitantes laver leur linge. Cela lui avait paru étrange, à ce moment. Comme aucun homme n'était présent, et comme cela semblait une prérogative féminine, que de nettoyer. Mais il divaguait. Sous la lumière de la lune, et vide d'activité humaine, le lavoir avait l'air d'un lieu d'un autre temps. Cet objet du quotidien prenait l'allure solennelle des ruines qu'ils avaient parfois croisé sur leur route et dont les pierres seules témoignaient de leur appartenance à une histoire riche et passée.

Il s'assit sur le banc. A ses côtés, Célyse lui parut toute petite. Il l'écouta, pour une fois sans rien dire. Il l'écouta annoncer son départ, pour suivre une quête dont il n'était, toujours pas, sûr de comprendre le sens. Il l'écouta proposer qu'il reste, à se faire exploiter par un marchand véreux, pendant qu'elle reprenait les chemins. Il l'écouta insinuer sans aucune subtilité qu'elle serait mieux sans lui.

Il ne répondit rien. Son silence s'éternisa un peu. Il regardait ses mains, ses mains larges et aux grands doigts, et pourtant capables d'une grande finesse. Ses mains qui faisaient la taille de la tête de sa compagne (?) de route. Il poussa un long soupir.

"Tu me saoules, Célyse."

Il se leva, et s'étira longuement. Debout, Célyse lui paraissait encore plus minuscule.

"Tu pourrais me dire exactement ce que tu cherches, avec tes grands airs et à courir partout comme ça ? Arrête de me parler de ton clan. Arrête de me parler d'apprentissage. Tu n'as absolument rien appris, tu n'as absolument rien cherché par toi même. Tout ce que tu as entendu, toutes les surprises que tu as eues, c'est moi qui suis allé les demander. Alors répond : qu'est-ce que tu penses chercher, toute seule ?"

Il rit, léger, sans chercher à se faire discret. Dans le silence de la nuit, son rire sonna comme une fanfare, résonnant contre les pavés des rues et les pierres des murs. Il plongea à nouveau son regard sur Célyse, un regard sans animosité.

"Je suis désolé, mais j'ai souvent l'impression que tu me prends pour un con. Arrête, s'il te plaît."

Il se rassit à côté d'elle, et posa une main pleine de sollicitude sur son épaule.

"Qu'est-ce qui te tracasse ?"


Célyse


Inventaire

Le silence qui s'ensuivit la déclaration de Célyse fut à la fois traînant et pénible.
Après un temps indéfini, Samir lâcha un profond soupir avant de quitter le banc où ils s'étaient installés pour discuter. Lorsqu'il se tourna vers la doctoresse pour lui balancer ses quatre vérités, elle ne put que le contempler sans rien dire, ébaubie par l'audace et la fermeté que le jeune Gérudo avait gagné au fil de leur voyage.

Dire qu'elle était surprise aurait été particulièrement réducteur.

« Tu n'as absolument rien appris, tu n'as absolument rien cherché par toi même, » lui décocha-t-il avec la précision incisive d'une flèche. « Tout ce que tu as entendu, toutes les surprises que tu as eues, c'est moi qui suis allé les demander. Alors répond : qu'est-ce que tu penses chercher, toute seule ? »

Samir éclata d'un long rire désabusé. Sa voix porta dans tout le lavoir couvert, et ricocha jusque dans la ruelle adjacente. A ce moment précis, elle comprit l'erreur stupide qu'elle avait commise. Pas seulement maintenant en réalité, mais maintes et maintes fois, sur ces sept derniers mois, sans jamais penser à se remettre en question.

Elle avait sous-estimé le jeune homme.

Celui-ci ne paraissait pas lui en tenir rigueur. Il revint s'asseoir à côté d'elle, pour poser une main amicale sur son épaule. Il avait le visage franc, et l'air sincèrement inquiet.
La gorge sèche, elle ne sut pas quoi lui répondre. Malgré tout ce temps passé ensemble, elle n'avait vu en lui qu'un garçon docile et protégé par une vie sans périls. Ce jeune homme voilé, tout juste sorti d'une enfance trop longue, qu'elle avait rencontré dans sa tente pour la première fois, au Bazar Assek.

Cela faisait pourtant sept mois qu'ils parcouraient les routes. Sept mois qu'il avait appris à se débrouiller seul, ou presque. Il n'était plus la même personne.

Elle déposa fermement sa main par-dessus la sienne, pour pouvoir retirer celle-ci de son épaule. Le geste fut cependant moins brusque que d'ordinaire. Elle l'éloignait juste, faute de le rejeter. Parler à si grande proximité la gênait déjà suffisamment, elle préférait éviter tout contact physique.

« Je peux pas ne pas parler de mon clan, Samir, finit-elle par lâcher simplement. Je leur dois ma vie. » Elle secoua la tête, d'un geste lent et un peu fatigué. « Je préfère mourir plutôt que de rentrer les mains vides. »

Prise au dépourvu par ses propres mots, elle baissa précipitamment le regard pour observer fixement la clavicule du Gérudo, qui dépassait sous son vieux manteau abîmé. Il ne se couvrait pas bien la gorge. Il allait prendre froid d'ici un jour ou deux. Plus par réflexe qu'autre chose, elle tira d'un coup sec sur le pan de son vêtement, pour bloquer le passage du vent. Si elle pouvait prendre soin de ses patients, elle pouvait tout aussi bien prendre soin de cet inconscient.

« Je ne suis pas suicidaire, » crut-elle bon d'ajouter. Même à ses oreilles, cela sonnait comme une justification creuse. « Je n'essaie pas de me débarrasser de toi pour aller crever je-sais-pas-où. C'est juste... » Elle lâcha un soupir à son tour, avant de détourner légèrement la tête. Elle avait l'air lasse. « Ça fait si longtemps que je voyage. Et je trouve rien. Pire que ça, même. Je m'installe dans des villages, et j'ai des patients. » Le dernier mot lui échappa, sur un ton sarcastique qu'elle ne parvint pas à rattraper. Elle passa ses mains sur son visage, fort, comme si le frottement violent de ses paumes pouvait suffire à ôter sa frustration. « J'ai perdu tellement de temps. Et tu l'as dit, j'ai rien appris. Je me suis baladée dans tout le pays, j'ai profité de la vie, pendant que chez moi... »

Un bref silence s'installa cette fois. Elle avait du mal à reprendre. D'une voix plus grave, qui lui ressemblait moins : « Je sais pas. Peut-être qu'il n'y aura plus de chez moi, le temps que je trouve quelque chose. » Exaspérée par la situation, elle passa sa main dans ses cheveux noirs, dégageant ainsi la mèche qui glissait contre son front. « Et pendant ce temps, je fais quoi ? Je m'amuse à cueillir des fleurs à l'autre bout du monde, et à planter des aiguilles dans les bras d'une vieille aubergiste. Je suis sûre que mon père serait tellement fier de moi, s'il le savait. »

Elle termina sa phrase d'une façon un peu abrupte. Un éclat étrange passa dans son regard à l'évocation de sa famille. Quelque chose comme de l'inquiétude, ou de la crainte. Plus posément cette fois, elle reprit : « Je suis fatiguée. J'arrive pas à dormir. Je raconte n'importe quoi. » Elle lui tapota le bras, à deux reprises. Un peu trop fort peut-être, comme si elle cherchait à s'assurer que cela ne passerait pas pour un geste trop amical. « Je m'inquiète sans doute pour rien. Ils étaient pas tous malades, quand je suis partie. »

La bouche légèrement plissée, elle leva la tête vers le garçon du désert. C'est fou ce qu'il était grand, même par rapport à elle. Elle se demanda brièvement s'il n'avait pas pris quelques centimètres, depuis leur rencontre.  « Mais t'as raison. Je devrais pas te prendre pour un con. Alors vas-y, dis-moi. Qu'est-ce que tu vas faire, si tu comptes pas rester ici ? »


Samir


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"T'as raison. Je devrais pas te prendre pour un con. Alors vas-y, dis-moi. Qu'est-ce que tu vas faire, si tu comptes pas rester ici ?"

Samir, encore une fois, resta songeur. En sept mois de périple, c'était vraiment la première fois que son amie se découvrait un peu. C'était la première fois qu'il la voyait douter ouvertement, la première fois qu'elle se remettait en question. En tout cas devant lui. Il s'en doutait un peu, ayant pu remarquer, dans un demi-sommeil, de nombreuses nuits blanches et agitées, mais ce n'était pas pareil.

Elle lui faisait confiance. A cette pensée, son sourire se fit un peu moins taquin, un peu plus content. Elle lui faisait enfin confiance.

Ah, il allait s’en montrer digne, de cette confiance. Après presque dix jours passés ici, il avait commencé à chercher, à poser des questions. Dans quel autre lieu que cette grande ville pourraient-ils trouver suffisamment de savoir rassemblé pour répondre à leurs questions ? Et qui, ici, pourrait aiguiller le mieux la jeune Hylienne ?

"Eh bien, déjà, je vais continuer avec toi. Avec deux cerveaux brillants comme les nôtres, on va plus loin qu'avec un seul. Tu savais qu'il y avait un laboratoire réputé à Elimith ? On pourrait commencer par-là."

Satisfait de lui avoir exposé une première piste concrète, il posa à nouveau son regard sur ses mains. Avec le vent frais qu'il faisait, elles s'engourdissaient un peu. Il les glissa entre ses cuisses.

"Et ensuite..."

Ensuite. Ensuite ? Il n'avait pas vraiment réfléchi à ensuite. Tout s'était enchaîné, finalement. Il a entendu parler de Célyse, il a pris ses affaires, il a rencontré Célyse, il est parti avec elle. Et ensuite, les nécessités du voyage ont pris le dessus. Beaucoup de moments passés à découvrir, sentir, apprendre. Beaucoup de moments passés à vivre, et peu à penser.

Ensuite.

Il le savait, au fond. Il savait très bien pourquoi il évitait d’y réfléchir. Il avait fui, trahi le contrat que sa mère avait conclu avec une guerrière de haut rang, et volé un animal de race. Il avait déshonoré et pillé sa famille. Le désert coulait dans ses veines, le sable se mêlait encore à ses cheveux et vibrait encore dans sa peau, mais au fond, tout au fond de lui, comme une petite tâche qui le démangeait, par instant, au creux de son ventre et au coin de son cerveau, il savait. Alors, encore une fois, il détourna les yeux de cette petite tâche, leva des yeux rieurs vers sa compagne, et répondit d’un ton léger :

"... Je ne sais pas. Ensuite, je ne sais pas. On verra !"


Célyse


Inventaire

Samir souhaitait poursuivre le voyage avec Célyse.
Cela ne devrait pas être une surprise pour personne. Mais pendant quelques longues secondes de silence consterné, elle ne put que le contempler fixement, sans rien dire.

D'une oreille distraite, elle le laissa dérouler une première piste potentielle. Le laboratoire d'Elimith.
Ses pensées tournaient frénétiquement dans un coin de sa tête. Un camarade n'était qu'un fardeau, rien de plus. Une perte de temps et de ressources, une entrave à sa mission. Alors que sa raison s'acharnait à lui lister en détails tous les inconvénients qu'un compagnon de route lui ajoutait, elle fut surprise par la facilité déconcertante avec laquelle elle accepta la décision de Samir.

Elle ne pouvait compter que sur elle-même. Elle ne devait pas s'attacher. La séparation n'en serait que plus difficile.

Et pourtant.

Son regard attentif passa sur le visage solaire du jeune homme. Sur la façon dont il dissimulait ses mains entre ses cuisses pour les garder au chaud. La façon dont, malgré son sourire éclatant et son air affable, tout son dos se crispait à l'évocation de son avenir.
Son visage disait une chose. Mais son corps en disait une autre.

Elle n'était pas stupide. Elle savait qu'elle n'obtiendrait rien, si elle essayait de le pousser à parler de sa tribu. En revanche, cela ne faisait que souligner le fossé abyssal qui se creusait entre leurs valeurs, en tant qu'individus. Elle, qui accepterait de tout sacrifier pour sauver les siens. Lui, qui avait abandonné son clan au profit de son propre libre-arbitre.

Ils étaient trop différents pour s'entendre.

Et pourtant.

Elle ne put empêcher le coin de ses lèvres de se retrousser légèrement. Juste assez pour lui dévoiler ses dents, et creuser une légère fossette sur sa joue gauche. Un sourire éphémère qu'elle avait pris l'habitude d'effacer sitôt tracé. « On verra, oui. Ça ne presse pas. On ne peut pas toujours tout savoir. »

Elle quitta le banc de pierre d’un bond preste, presque enfantin. Le vent montait avec l’avancée de la nuit, et l’air sec et froid de la région commençait à la transir également. Ses pieds étaient glacés. Elle resserra les pans de son kimono contre sa gorge. « Je retourne me coucher. Si tu veux aller dormir avec Milh, retourne à ta chambre avant l’aube. Ils vont finir par te traiter de clochard et te virer de l’auberge, sinon. » Son conseil, bien qu’un peu aride, partait de son sens pragmatique, si ce n’était d’une bonne intention réelle. Elle s’empressa d’ajouter, sans vraiment lui laisser de concession : « Je te réveillerai au lever du soleil. Quand j’irai chercher mes herbes hors de la ville. » Et sur ces mots, elle reprit la route vers leur logement provisoire.

Alors qu’elle remontait la longue allée qui menait jusqu’à l'auberge, elle laissa Samir lui emboîter le pas. Elle ne chercha pas à faire davantage la conversation. Elle avait suffisamment ouvert son coeur pour cette nuit, et sans doute pour un long moment.

Dans un coin de sa tête, une voix sévère s’évertuait à lui souligner les inconvénients de tracer sa route accompagnée par quelqu'un d'autre.
Elle finirait par le regretter. Elle le savait.

Malgré cela, un poids s’était allégé dans sa poitrine.
Elle ne continuerait pas seule.


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