Posté le 08/03/2020 00:15
Après un long périple qui avait duré plus d’une demi-année, Célyse était enfin parvenue à Elimith, aux confins du monde tel qu’on le connaissait. Plus d’une semaine d’installation dans l’imposante Cité-Commerce et ses mœurs encore inconnues, sa monnaie impraticable au voyage, et la méfiance continuelle de ses habitants pour tout ce qu’ils considéraient comme étranger à leur région. Et cela faisait plus d’une semaine qu’elle n’arrivait pas à dormir.
Tant de mois passés à fermer l’œil au grand air, sous le bruissement du vent nocturne, bercée par le crépitement mourant d’un feu de camp, les cris lointains du chat-huant, et le piétinement de Milh un peu avant la montée de l’aube. Ce sommeil léger, constamment alerte face au moindre bruit suspect, lui était devenu plus familier que les quatre murs qui la confinaient aujourd’hui. Bien qu’à l’abri de la bise glacée et des intempéries, le silence pesait sur elle comme un tombeau. Même blottie dans les draps propres que l’auberge lui avait fournis, sur le matelas le plus moelleux qu’elle ait connu depuis le début de son vagabondage, elle ne parvenait pas à trouver le sommeil.
Soupirant pour ce qui lui paraissait être la dixième fois sur les dernières minutes, elle déposa un regard désabusé sur le plafond de la chambre, qu’elle commençait malheureusement à bien connaître. Samir s’était arrangé pour leur dégoter cette pièce à leur première nuit ici, en vendant une partie de ses breloques et quelques ouvrages qu’il avait tissés pendant leur voyage. Après ça, ce fut un jeu d'enfant : le grand gaillard du désert était tellement bavard qu'il avait enchanté les tenanciers pendant leur dîner. Suffisamment pour les mettre en confiance, et leur faire parler d'eux. Coup de chance, la mère de l'aubergiste souffrait terriblement de son arthrose. Célyse s’était alors arrangée pour garder la chambre, le temps de traiter les mains déformées de la vieille femme. Et une fois que Samir s'était arrangé pour trouver de quoi se faire payer du côté du tisserand de la cité, ils s’empressèrent de louer une deuxième chambre avant que l’Hylienne ne craque sous la claustrophobie que lui induisait le manque d’intimité dans un espace si étroit.
En journée, la doctoresse avait fini par s'installer dans une routine ordonnée et relativement solitaire. Le matin, aux premiers rayons du soleil, elle quittait l'auberge pour aller cueillir des herbes médicinales en périphérie de la ville. Aux alentours de dix heures, elle revenait dans sa chambre pour accueillir la vieille dame de l'auberge. Une fois qu'elle lui avait apposé ses aiguilles sur les mains, elle patientait. Si elle avait de la chance, le bouche-à-oreille de la veille lui amenait quelques blessés légers dans la journée. Une entorse par-ci, une égratignure par-là. Chaque patient lui ramenait un peu d'argent, qu'elle dépensait pour obtenir plus de provisions et de matériel médical. Un cycle vertueux qui avait mis du temps à s'installer, mais qui persévérait miraculeusement depuis quelques jours. Et plus le temps défilait, plus les gens affluaient.
Sans même qu’elle en ait conscience, elle avait fixé un prix de séance moins coûteux que celui de l'apothicaire, le seul médecin de la ville jusqu’à son arrivée. Sa méconnaissance de la monnaie avait, pour une fois, joué en son avantage.
Et pourtant, inlassablement, elle se retrouvait seule dans cette petite pièce une fois la nuit tombée. Isolée, incapable de se distraire, elle bataillait pendant des heures contre des pensées sombres et intrusives. Plus celles-ci tournoyaient dans un coin de son crâne, plus elles prenaient une tournure désagréablement morbide. Et elle savait qu’il n’était qu’une question de temps avant que ces idées noires ne l’emportent sur elle, pendant ses heures de travail.
Agacée de ne pas pouvoir se reposer comme elle le souhaitait, elle quitta son couchage d’un bond preste. Cela ne servait à rien de rester allongée, à fixer le plafond jusqu’à ce que son imagination macabre finisse par avoir raison d’elle. Autant sortir et faire un tour. Qui sait ? Prendre l’air lui suffirait sans doute à se remettre les idées en place. Et une petite excursion nocturne la fatiguerait peut-être juste assez pour la rendre somnolente.
Elle enfila un pantalon en tissu simple sous sa chemise de nuit, ainsi que sa lourde veste de kimono, pour se préparer à quitter sa chambre d’auberge. D’un pas fauve et furtif, elle actionna la poignée de la porte le plus doucement possible, afin que celle-ci ne grince pas. Avec une lenteur ostensible, elle fit pivoter le battant sur ses gonds avant de sortir de la pièce de vie. Le couloir de l’étage était vide et les bougies éteintes, mais elle se déplaçait dans le noir avec une aisance déconcertante. Une fois bien engagée dans le couloir, elle profita de la lueur de la lune pour se mouvoir plus rapidement. Ses pieds nus se faisaient si légers qu’ils parvenaient à empêcher le plancher de grincer sous leur poids.
Elle était sur le point d’atteindre l’escalier lorsque soudain, derrière elle, le crissement d’une porte qui s’actionnait la stoppa net. Elle jeta un regard farouche par-dessus son épaule, inquiète à l’idée de se faire surprendre par l’aubergiste. Mais ce n’était que Samir, qu’elle reconnut par sa taille massive. Il devait se baisser pour sortir de sa chambre. L’image en était si ridicule que cela lui arracha un bref sourire, bien qu’elle s’empressât de réprimer celui-ci lorsque son regard croisa celui de l'autre.
Le jeune homme Gérudo plissa un instant les yeux, l’air sceptique, mais tout son visage parut s’illuminer lorsqu’il reconnut sa compagne de route dans la semi-pénombre. « Célyse, c’est toi ? Toi aussi, t’arrives pas à dormir ? »
« Chut, » lui siffla-t-elle à voix basse. Elle posa son index sur sa bouche afin de l’intimer au silence, avant de lui faire un signe de la main pour l’inviter à la suivre. Plus vive cette fois, elle dévala les escaliers sans chercher à masquer le bruit de ses pas. Cela ne servirait à rien de toute façon, Samir était incapable d’être discret. Même au péril de sa vie, il ne saurait pas faire.
Une fois au rez-de-chaussée, elle se dirigea droit vers la porte d’entrée. Un vent mordant l’accueillit lorsqu’elle s’engouffra dans la nuit.
Ils étaient sur la fin de l’automne. Bientôt, l’hiver arriverait, et cela ne rendrait le voyage que plus difficile. Pour n’importe quel voyageur itinérant, le signe avant-coureur du grand froid le forcerait à reconsidérer son périple. Mais Célyse n’avait pas le luxe de se permettre une telle réflexion.
« J’espère que t’as pas réveillé l'aubergiste, lança-t-elle sans ambages à son compagnon une fois à l’extérieur. On dépend un peu de lui pour rester ici. »
Le Gérudo n'avait pas l'air particulièrement dérangé par cette idée. « A part la tienne, ça m'étonnerait que je perturbe la nuit de quelqu'un d'autre. »
« Tu m’as pas réveillée, lui répliqua-t-elle factuellement. Je dormais pas non plus. » Un peu gênée d'évoquer par elle-même son insomnie, elle se détourna promptement de son interlocuteur pour se draper dans les replis épais de son kimono. Celui-ci la protégeait partiellement des courants d'air glacés qui tentaient vainement de les transir. « Le manque de bruit me fait bizarre, finit-elle par admettre à contrecœur. Les murs aussi. »
Elle ne chercha pas à élaborer davantage sur le sujet. Elle savait qu’il la comprendrait. Samir avait une façon incompréhensible de retranscrire ce qu’elle ne parvenait pas à dire à voix haute. Parfois, il spéculait beaucoup trop et brodait toutes sortes de non-dits autour de ce qu’elle taisait, mais cela lui arrivait d’être étonnamment juste dans le déchiffrage de ses silences. Peut-être était-ce une habitude qui lui était venue, à force de la côtoyer. Peut-être avait-elle fini par se reposer dessus.
Sans rien dire de plus, elle se dirigea vers l’étable derrière le bâtiment de pierre. Elle s’arracherait probablement la langue plutôt que de l’admettre à quelqu’un d’autre qu’elle-même, mais la présence rassurante de Milh lui manquait. Après tout, elle était la monture de Samir ; c’était lui qui s’en occupait dans la journée. Célyse, elle, ne passait la voir qu’au petit matin. Le reste du temps, elle le passait enfermée dans sa chambre d’auberge, à recevoir ses patients. Passer voir l’animal lui permettrait peut-être d’apaiser son esprit agité. La jument avait le don de lui transmettre sa sérénité lorsqu’elle se retrouvait confrontée à ses doutes.
Et puis, Samir ne se moquerait pas d’elle pour cet accès de faiblesse. Il aimait tout autant ce cheval qu’elle-même, sinon plus encore.