Posté le 09/02/2020 18:06
« Vous souhaitiez me voir, maître ? »
Un long silence répondit à la formule solennelle d'Arkaï, avant qu'un simple geste de son maître ne l'invite à s'approcher et à s'asseoir à ses côtés. Ce dernier s'était installé dans le creux de son arbre favori, un recoin de confort et de solitude qu'il avait tant usé qu'il pouvait sembler à des yeux extérieurs que c'était le grand frêne lui même qui le lui avait aménagé au sein de son bois. Un long moment, l'élève se contenta de laisser son regard flotter au loin, vers l'horizon. Il avait appris au fil des années que Shingen ne s'embarrassait jamais de paroles inutiles, et que ses échappées dans la montagne trahissaient un besoin impérieux de calme et de sérénité. Le garçon se laissa alors remuer par la tranquille beauté du lieu ; Sur les hauteurs du monastère, on se sentait capable de toucher le ciel. Autour d'eux s'étalaient des paysages d'Hyrule qui n'attendaient que d'être sublimés par le trait d'un pinceau, tandis que le vent sifflait élégamment dans les branches de l'arbre pluri-centenaire. A l'abri d'un tel hôte, impossible de ne pas ressentir la permanence des choses, la force de résistance d'un monde qui avait vécu tant de tragédies, de cataclysmes, et qui se relevait, toujours. Un frisson le parcouru. Il fut tenté de saisir l'instant par quelques mots de poésie mais avant qu'il ait pu y réfléchir, son maître se redressait sur son trône enraciné et déclara, l'air de rien,
« Le monde est si grand, vu d'ici. »
Arkaï acquiesça lentement. Un trouble commençait à naître en lui sur les raisons pour lesquelles le vieil homme l'avait convoqué là. D'ordinaire, Shingen aurait déjà bondit sur ses pieds et débuté sa leçon, quelle qu'elle fut. Paradoxalement, il semblait trop calme pour être pleinement apaisé, et en cachant la cause de son état, il ne faisait qu'inquiéter son élève. Soudainement impatient de crever l'abcès de son angoisse, Arkaï répéta, sur un ton plus affecté,
« Vous souhaitiez me voir, maître ? »
Ces mots sortirent brusquement Shingen de sa contemplation, et il sembla prendre réellement conscience de la présence de son élève. Il sourit, en montrant du doigt les premières neiges tombées sur les pentes de la montagne de Lanelle, au loin.
« Te souviens tu de ton arrivée ici ? » Avant qu'Arkaï ne puisse répondre, il enchaîna, « C'était un jour semblable à celui-ci. J'avais vu l'hiver arriver sur le sommet de la déesse, et j'en avais tiré un pressentiment que je devais me rendre au village. J'avais senti... une odeur d'imprévu. »
Il passa sa main affectueusement dans les cheveux du garçon, qui ne protesta pas. Entre eux deux, ils n'en étaient plus là.
« As tu pris le temps de mesurer ce qui était en jeu ce jour là ? »
« Ils étaient prêts à me tuer... Et vous les avez grondé comme des enfants. »
Le maître et l'élève échangèrent un regard entendu, et partirent d'un rire franc et sonore, qui résonna dans les montagnes.
« Oui. Ces imbéciles étaient prêts à céder à une peur si vieille qu'elle en était rouillée, absurde. J'ai compris en te voyant, seul, enchaîné et accablé de douleur, au milieu de tous ces ânes, que tu m'étais envoyé par la déesse. Les premiers temps, tu étais un tel calvaire que j'ai cru à une épreuve divine ! »
Il fut à nouveau secoué de rire, tandis que Arkaï rougissait de honte tout en pouffant en repensant à tout ce qu'il avait pu faire à ses débuts, de la fuite en pleine nuit se terminant quelques lieux plus loin parce qu'il s'était perdu dans la forêt, ou ses maladresses dans les rituels qui avaient crispées les autres élèves... A qui aurait voulu tout savoir, il y aurait eu beaucoup à raconter.
« J'ai vite compris que tu valais bien plus que cela. Contrairement à la majorité des autres élèves, tu n'étais pas de la glaise que je pouvais modeler à ma guise... mais un éclair de foudre ; vibrant, indomptable, tranchant. Ta fougue se révélait dangereuse pour les autres, d'avantage encore pour toi même. Chaque leçon que je te donnais était une épreuve, et un trésor, pour nous deux. J'ai vécu ces quatre années comme un enchantement, et ce que tu es devenu est pour moi une source de grande fierté. Cependant... »
Enfin. Il était là, le mot que Arkaï attendait depuis qu'il s'était assis là. Le mot qui devait donner leur sens à toutes ces paroles qu'il avait déjà entendu auparavant et qui ne lui apprenaient rien. Le maître pouvait bien tenter de le préparer au mieux à ce qu'il avait à lui dire, le garçon ne se laissait pas endormir par des mots agréables. Il n'attendait que la vérité. Et celle ci s'était faite attendre.
« Oui ? »
« ... Cela fait plusieurs mois que j'ai le sentiment de ne plus rien t'apporter... » Devant l'indignation manifeste de son élève, il le coupa d'un geste vif. « Non, laisse moi parler. Tu sais que je dis vrai. Depuis ton échec au sanctuaire, tu t'es arrêté au bord du chemin. Je t'ai vu retenter plusieurs fois l'épreuve, et toujours revenir avec la même défaite au fond de ton regard. Or, tu ne pourras aller plus loin sans réussir là où tu as trébuché. Je pourrais te donner mille leçons de plus au sabre ou au pinceau, mais tout cela sera vain, tant que ton âme sera prisonnière de ce reflet qui t'épouvante. »
Arkaï frémissait de honte, ses yeux plantés sur le sol, incapable de regarder son maître tandis qu'il recevait chacune de ses vérités comme un poignard en plein coeur. Et pourtant, il savait bien que Shingen avait raison, qu'il n'était plus réellement à ses tâches depuis ce moment de terreur absolue causé par son reflet dans le miroir. Alors, il garda ses lèvres closes et il encaissa la tempête, du mieux qu'il pouvait. Mais c'est alors que son maître descendit de son arbre et le prit dans ses bras.
« Si la situation en reste là, tu resteras à jamais un disciple, éternellement incomplet. Nous finirons en maître et élève aigris de leur échec, et j'aurai gâché le cadeau que m'a fait la déesse il y a quatre ans. J'y ai beaucoup réfléchit, et aujourd'hui, devant cette vue sublime, j'ai vu la solution, le remède à ton mal. » L'émotion était palpable au fond du regard du vieil homme, et Arkaï dut faire appel à toute sa maîtrise de lui même pour ne pas se laisser aller à la sienne. Néanmoins, il se figea lorsque la voix rauque lui annonça,
« Il te faut partir. »
« Déesse, grande et glorieuse parmi les cieux, que suis je censé faire ? »
Une bourrasque de vent fit claquer les volets de la chapelle, faisant sursauter le garçon qui se tenait là, en prière, le dos courbé devant la statue sacrée. Il avait laissé se consumer presque entièrement un bâton d'encens, récité prière après prière, entrepris de montrer l'étendue de son respect et de sa piété... Mais rien ne lui répondait, excepté les vents violents de l'hiver qui tonnaient sur le toit et aux portes du monastère. Comment se sentir invité à franchir ces dernières si ce qui lui venait du monde extérieur n'était que fracas et fureur ?
Arkaï ne savait plus où il en était. Deux jours auparavant, sa vie lui semblait enfin entre ses mains, son chemin tout tracé. Il avait rompu avec l'autre, celui du dehors, celui d'avant. Tous ses vieux souvenirs lui semblaient si lointains qu'ils se mêlaient à ceux de ses vies passées. Pour lui, les années avaient balayées tout cela. Le monastère, le village, c'était chez lui. Shingen, c'était... tout. Un père, un ami, un maître et le cadenas gardant la porte de ses démons close. Et voilà que même lui, le pilier sur lequel le garçon s'était rebâti, même lui désirait l'abandonner.
Il pouvait bien se répandre en explications, et en justifications tordues à base de fables obscures teintées d'une sagesse délavée, Arkaï s'en moquait bien. Il savait !... Ou du moins, il en avait la conviction !... Non, plutôt le sentiment. Un sentiment, profond, de retrouver une solitude qu'il n'avait que trop bien connue, mais qui cette fois, se doublait de la souffrance d'un coeur amoureux brisé.
Le bâton d'encens acheva de se consumer, et Arkaï se laissa aller, chutant lourdement à terre, le regard fixé l'expression souriante de la statue de la déesse ; son sourire montrait il sa compassion, ou se moquait-elle juste de lui ?
Il répéta mécaniquement les mots de Shingen, ceux qu'il lui avait ordonné de graver dans sa mémoire.
« Perds toi dans ce monde pour te retrouver. » Il soupira, épuisé, et se laissa aller « Quel ramassis de conneries. »
Il ferma les yeux et laissa le silence l'emporter.
Le garçon allait s'endormir lorsqu'il entendit des bruits de pas dans le couloir qui menait à la chapelle, des pas qu'il aurait reconnu entre mille. Il ne fit l'effort que de se redresser à temps mais n'arrangea ni son allure ni sa coiffure détachée, qui tombait en cascade autour de ses épaules. Si Shingen ne voulait plus être son maître, pourquoi s'obstiner à jouer au parfait élève ?
Sa mauvaise résolution fondit comme neige en été lorsque la porte coulissante s'ouvrit et que le regard sévère du vieil homme le transperça. Sa voix sèche déclara, sans masque son reproche,
« Je t'avais fait demander aux portes. »
Arkaï haussa les épaules, crânement.
« J'étais trop absorbé par la prière pour entendre. »
Shingen se raidit, plus sévère et glacial encore, si c'était possible.
« Nous parlerons de cela, plus tard. En attendant nous avons des invitées, et j'exige de toi plus de tenue en présence d'elles. Coiffe toi donc en vitesse, je t'attends dans la grande salle. » Et comme le garçon ne semblait pas pressé de s'exécuter, il cria sèchement, « Obéis, seito ! »
Arkaï ne sut jamais si son maître avait usé de magie ou si son corps était trop habitué à réagir à ces mots, mais il se leva aussitôt et, tel un pantin sans volonté, entrepris de s'exécuter. Son regard enragé ne frôla même pas celui de Shingen qui s'en retourna à ses invitées. En vérité, l'élève se moquait de la bienséance en cet instant précis, mais sa colère n'allait pas jusqu'à l'envie d'humilier son maître devant des étrangers au monastère. Il se rendit rapidement dans ses quartiers, s'habilla et se prépara convenablement, les cheveux attachés en chignon, et ceint d'une tunique blanche et noire, d'apprenti en voie d'élévation. Il évita soigneusement de poser le regard sur celle ci, comme sur le reflet de son visage, s'assura simplement d'être présentable, et se rendit là où on l'attendait.
Au moment où il fit coulisser la porte de la salle, Arkaï eut la très habituelle et désagréable impression que tous les regards se tournaient vers lui. Il mit immédiatement un genou à terre et salua, muet, les deux invitées, en ne s'autorisant qu'un regard pour chacune. Il reconnu aisément Haya, une bushi à la solide bien que parfois sordide réputation. De toute manière, ils n'étaient pas nombreux, ceux du village qui se teignaient les cheveux. Il était moins probable qu'elle sache qui il était ; Alors que le garçon aimait se rendre sur les hauteurs de Cocorico pour observer ses habitants, l'inverse n'était pas vrai pour le monastère. Quand à l'autre jeune femme, elle lui était parfaitement inconnue, bien que sa présence soit difficile à ignorer. Il se dégageait d'elle une certaine élégance noble, pour une raison difficile à cerner. Il entendit alors son maître clamer, d'une voix chaleureuse,
« Princesse Zelda, je vous présente mon élève, Arkaï. »
Celui ci se redressa et échangea un regard avec celle que son maître venait de qualifier de princesse. Si tel était vraiment le cas, ça ne se voyait pas... Ou du moins cela signifiait que les vraies princesses ne ressemblaient à celles des histoires ; en robes sublimes, entourées de dames de compagnies et de poètes... Celle là n'avait même pas un chevalier servant ! Mais ça n'était pas à lui de juger ce genre de choses, aussi s'approcha-t-il de son maître. Il avait fait installer les invités sur des coussins à même le sol, à la manière simple et traditionnelle du monastère et il en restait un pour le garçon. Juste devant sa place se trouvait un nécessaire à thé. Arkaï ne posa aucune question, s'installa, et entreprit de mener la cérémonie du thé comme on lui avait appris. Néanmoins, Shingen se sentit visiblement obligé d'expliquer à la "princesse",
« Ce rituel a pour vocation d'apaiser l'âme, et de provoquer l'harmonie chez tous à travers une suite de gestes parfaits, exécutés parfaitement. Seul un esprit serein peut faire un thé convenable. Si il réussit, vous aurez l'assurance que ces années ont porté leurs fruits, et que la bête sauvage qu'on vous a sûrement décrite a disparue. »
Arkaï n'eut pas besoin de se tourner vers son maître pour capter ce qui était à la fois une pique et un défi. Il redoubla alors de soin, exécutant avec précision chaque étape, en se coupant de la conversation qui continuait autour de lui. Quelque chose à propos d'un héros disparu ou parti... L'élève n'en avait cure, concentré sur son oeuvre.
Finalement, le thé fut prêt. Il servit son maître, puis ses invitées. Au moment où il tendit son bol à Zelda, leurs doigts se touchèrent et le garçon ressentit une impression étrange, comme familière, mais il mit cela sur le compte de sa fatigue et du fait qu'il ne côtoyait que peu de femmes au monastère. A présent, il attendait la sentence du maître. Ce dernier but un gorgée et reposa la tasse, sans cacher sa satisfaction.
« Un peu trouble, mais très encourageant, n'est-ce pas, votre majesté ? »
Arkaï observa que cette formule de déférence mettait la dite majesté peu à l'aise. Curieux, le garçon profita alors d'un moment de silence, lorsque les autres étaient occupées à boire, pour demander, honteux de sa question,
« Excusez moi, mais, de quel pays êtes vous la princesse ? »
Shingen explosa alors d'un rire aussi franc qu'impitoyablement moqueur, avant de demander à Zelda, ignorant sa question,
« Pour un démon, reconnaissez qu'il en sait assez peu sur ce monde qu'il est censé détruire ! »
Et, laissant Arkaï dans son ignorance et sa perplexité, le maître enchaîna,
« D'ailleurs, il me faut vous informer d'une décision que j'ai prise, de laquelle je vous laisse juge ; Ce garçon a passé l'âge de s'entraîner au sabre de bois dans la cour de ce lieu. Il lui faut sortir de ces murs, se frotter à la vie réelle, et... » son regard croisa celui, furieux, du garçon, «... Aller pêcher un peu de sagesse dans ces eaux qui lui sont inconnues. Je ne comptais pas sur l'assentiment de Dame Impa, pour être honnête. Mais il me vient une idée... »
Le sourire qui vint illuminer le visage de Shingen ne disait rien qui vaille à Arkaï.
«... Avez vous prévu de repartir sur les routes bientôt, votre altesse ? »
Vraiment rien qui vaille.