Jour II - 20 : 35
Rien sur le chemin. Rien sur la place. Pas un signe de vie, moins encore celui qu'il recherchait, le cœur tiraillé par une profonde angoisse. Cette nuit de quasi-hiver, en déposant son manteau sur les collines, en avait chassé la plupart des habitants ; Passant entre les maisonnées, l'étranger ne compta que des portes closes et la faible lueur de foyers entamant à peine leurs premières buches. Nul doute que la plupart de ces braves gens s'étaient barricadés de bonne heure, eut égard aux événements de la veille et dans l'espoir dérisoire de tenir le mauvais oeil éloigné. Arkaï ne les jugeait pas durement sur ce point ; lui même frôlait les murs, évitant au possible de se laisser dévoiler par quelque lumière qu'elle fut. Il n'avait que trop noté les yeux qui s'attardaient parfois dans sa direction, toute la journée. Oh, bien sûr, pas directement sur lui. Ca n'était pas dans les manières des bourgeois. Ces gens de bien, terrifiés de tout, et surtout de ceux dont ils ignoraient tout, préféraient les regards obliques, les sous-entendus et la rumeur insidieuse à l'accusation publique. Tellement plus pratique ! Un bruit qui court a l'avantage de n'impliquer personne directement sans pour autant perdre de son pouvoir sur la communauté. On ne se défend pas contre la rumeur, on l'encaisse et on espère y survivre le temps qu'elle se calme, à la manière du vent glacé qui dévalait les pentes du mont Lanelle et tourbillonnait sur les collines d'Elimith ce soir là.
Serrant son habit Sheikah sur son corps engourdi, le Sheikah serrait les dents, endurait en silence. Les nuits passées en méditation dans le froid faisaient partie de sa formation depuis son arrivée au monastère mais elles en avaient toujours constitué la plus rude des épreuves. Ca n'était pas vrai pour tous ; la plupart des autres élèves s'y adaptaient bien plus vite et aisément. Arkaï ne pouvait s'empêcher de leur en vouloir, lorsqu'une rafale le pétrifiait alors qu'eux en frissonnaient à peine. Comme si, involontairement, ils lui jetaient sa différence au visage... Comme les regards effrayés de ces braves Elimithiens. Si seulement ils savaient quels cadavres pourrissaient dans leurs placards. « Bientôt, ils sauront. » grogna-t-il, amer.
Enfin, il arrivait à sa destination ; l'auberge. Là où il devait retrouver Zelda, dans l'hypothèse qu'ils ne se seraient pas rejoint avant ou sur la place principale. Mais une fois de plus, le garçon fut déçu. L'établissement était largement dépeuplé, la faute sans doute au couvre-feu et au climat de suspicion généralisé. La serveuse qui tenait la salle sembla d'ailleurs la première surprise de le voir franchir la porte. Il lui adressa un court signe de salutation mais n'avança pas dans la pièce. Si son amie n'avait pas donné signe de vie, hors de question qu'il reste là à l'attendre. Il préfèrerait retourner le village entier avant.
« Vous n'avez pas vu mon amie par hasard ? Blonde, yeux bleus, habillée... »
Avant qu'il n'ait eu le temps de finir, sa question fit comme un déclic sur le visage de la serveuse qui lui répondit avec énergie, « Ah si si ! Elle est passée et puis elle est remontée chez la sorciè... Enfin, au labarotoire, qu'elle a dit ! »
Soulagé, Arkaï la salua un peu plus franchement en lui souhaitant la bonne nuit et sortit aussitôt. De là où il était, il apercevait à peine le sommet de la colline avec la demeure de Pru'ha en cerise sur le gâteau. Poussant un profond soupire de lassitude devant le reste du chemin à accomplir, il resserra son vêtement autour de lui et fit le premier pas, suivit du second.
Il allait sortir des limites même du bourg lorsqu'il entendit une voix gronder derrière lui.
« Eh là ! Qui squi spromène dans le noir après l'couvre feu ? »
A ces mots, les pensées se bousculèrent sous la crinière d'érable du Sheikah. Courir ? Jusqu'où ? Si ils le voyaient s'enfuir au laboratoire, ils auraient vite fait de rameuter toute la basse-cour à leur porte et dans le climat d'alors... Pas une bonne idée. Se débarrasser d'eux, discrètement ? Avec un bon coup sur la tempe ou dans la nuque comme il l'avait appris au monastère, ils pourraient se réveiller le lendemain avec un simple bleu à l'orgueil. Tentant, mais trop risqué. Déjà, pas sûr de faire le poids avec un bras encore faible et puis, quand bien même l'entreprise eut payé, quel bien aurait il fallu attendre d'un nouveau conflit, en plus de tous ceux qui pourrissaient déjà ce lieu ? Vanné, voire éreinté par une journée éprouvante, de franche mauvaise humeur, le poing serré de colère et de frustration, Arkaï se contint en se raccrochant au fait qu'il n'était pas seul dans sa barque. Il ne devait jamais mettre Zelda en danger. Aussi, il se retourna et adressa son sourire le plus innocent aux miliciens.
« Hey, ce n'est que moi ! Ma torche s'est éteinte sur le trajet et j'ai préféré tracer la route rapidement que de retourner en chercher à l'auberge. »
En voyant approcher les gaillards, il s'autorisa à souffler. Des physiques certes grossiers, presque comiques, mais pas de signe du plus méchant de la bande, le fameux Auru à l'arbalète sensible. A dire vrai, l'un des deux ressemblait même d'avantage à un gosse qu'à un limier du bourgmestre, et Arkaï estima qu'ils ne devaient pas être loin de partager le même âge. Mais ce fut le plus âgé qui lui répondit, en lui brandissant sa lanterne à la gueule, l'aveuglant pour mieux le scruter,
« Ouais, j'me souviens de ta tronche. Arrivé y a peu, hein ? Et tu loge chez la sorcière ? »
Sa voix était au moins autant chargée en alcool que son haleine, ce qui n'aida pas le Sheikah à rester de marbre, d'autant qu'il sentait parfaitement le terrain où l'autre voulait l'emmener. Surtout ne pas lui en laisser l'occasion. Ce fut la règle que Arkaï s'imposa à lui même à partir de là. A la place, il relança la conversation sur un sujet où sa position serait bien plus favorable,
« Ouaip. Affaires du village caché. Si c'était que moi je logerais au bourg, c'est plus confort, mais hey ! Les règles sont les règles ! »
Aussitôt, le visage du garde se renfrogna, de contrariété. Quand bien même le moindre clampin d'Elimith ne devait avoir qu'une vague idée des arrangements de la communauté avec le clan d'Impa, le garçon avait bien noté que la mention du village Sheikah provoquait souvent une émotion bien précise chez ceux qui en étaient frappés ; inquiétude et respect. Pile de quoi il avait besoin. D'ailleurs, plus que son aîné, ce fut chez le jeune que Arkaï sentit la résolution fléchir le plus soudainement.
« Euh... Daisr... Tu crois pas que... Enfin, je crois pas que le couvre feu le concerne... lui. »
Si un regard avait pu tuer, le milicien murît dans son jus aurait assassiné son cadet dans la seconde. Il tenait visiblement à son petit sens personnel de la hiérarchie et détestait qu'un jeunot ait osé lui conseiller quoi faire. Sentant que la situation pouvait lui échapper si il laissait son geôlier d'un instant s'enfoncer dans son fiel, Arkaï fit alors un geste vers son camarade de jeunesse comme pour s'offusquer de sa remarque et déclara, d'un ton inquiet,
« Oh non, surtout pas ! On ne fait pas exception, je me suis juste laissé rattraper par la nuit en aidant le vieux Nicolas avec les malades, mais je ne voulais pas manquer de respect à vos lois ! »
La mention des malheureux frappés par la maladie suffit à anéantir le peu de volonté qui restait au jeune milicien. Celui ci fit un pas brusque en arrière, comme pour se prémunir d'un geste un peu trop proche à son goût. Même l'aîné en sembla ébranlé, mais aussi radouci. Il grogna dans sa barbe un moment, puis baissa enfin sa lanterne et prononça sa sentence en claquant la langue comme un fouet,
« Allez, rentrez vite. Et pas de détour. Bonne nuit. »
Arkaï approuva d'un geste de la tête et ne chercha même pas à lui répondre tant tous semblaient ravis de mettre fin à cette douloureuse et inutile conversation. Soupirant dans ses mains engourdies par le froid, il reprit sa marche sur la longue, très longue, pente qui le menait vers un foyer et peut être des réponses attendues. Déjà, la fatigue le rattrapait.
La porte fut secouée d'un coup lourd et sec qui la fit trembler et grincer dans ses gonds. Sans trop y réfléchir, Arkaï s'était laissé chuter contre le battant, s'effondrant de tout son long sur le bois. Constatant qu'il ne bougeait pas d'un pouce, le garçon leva son bras et percuta une nouvelle fois le bois de son poing fermé. Aussitôt, la douleur se déchargea le long de l'os et jusqu'à l'épaule. Il avait oublié, une fois de plus. Massant la chair à travers l'attelle, il retrouva assez de souffle pour demander, à travers le rempart de bois qui laissait échapper de doux relents de braises,
« Ouvrez, c'est moi. Arkaï. »
L'attente ne dura au pire qu'une poignée de secondes mais plusieurs montagnes s'effondrèrent et des mers s'asséchèrent dans l'intervalle... Du moins ce fut là son impression. Et lorsque les gonds pivotèrent enfin, il fallut au Sheikah réunir toute la tension qui restait encore en lui pour ne pas l'accompagner dans son mouvement. Il se rattrapa en agrippant au mieux le bois de ses griffes engourdies. Au moins venait il de retrouver un visage bien aimé.
En voyant Zelda, il laissa glisser un long sourire soulagé sur ses joues bleues et la pris dans ses bras. Il resta là, le vent glaça hurlant derrière lui, la chaleur réconfortante parvenant avec peine à son visage, entre deux mondes, incapable de relâcher son étreinte, quand bien même l'eut il voulu. D'une voix lasse, il murmura, « C'est bon de te retrouver indemne. »
Le visage tuméfié de Ludrick lui revenait en flash réguliers depuis qu'il avait quitté le puits, inquiet comme jamais que son amie ait pu subir pareil sort en son absence. Arkaï prit un instant pour l'observer, guetter le moins signe de violence. Rien. L'angoisse qui l'avait étreint s'avérait injustifiée. Sans doute l'avait elle toujours été. Mais au delà de Ludrick, la situation avait certainement résonné dans d'encore plus profondes cavernes, dans les tréfonds de son âme. « Tant mieux. Tant mieux... » répéta-t-il dans un souffle en relâchant ses bras et en avançant d'un pas titubant dans la pièce, le foyer alors comme unique objecti. Il se laissa chuter devant et lui présenta lentement ses mains tremblantes, à la manière d'une prière à un dieu bienfaiteur. Entre deux claquements de dents, le Sheikah déclara ; « Foutu vent marin. Pas ravi de faire sa connaissance. »
Après quelques secondes, il sentit l'emprise du froid s'affaisser et vit sa peau recouvrir son teint naturel. Ce premier besoin en voie d'être comblé, un second s'éveilla et un long gargouillis rompit l'irrégulière litanie des braises. Léchant ses lèvres gercées, Arkaï se retourna vers Zelda et osa, honteux de demander ; « Il resterait quelque chose à manger ? »
Mais aussitôt, son esprit ayant fini de dégeler, il se dressa sur ses deux pattes et déclara, « Non ! Pas le temps ! Tu dois savoir ! Ludrick a vu quelque chose dans le puits ! Quelque chose de... oh... » Il ne put finir sa phrase, pris par un vertige soudain, il retomba sur le sol. Malgré toute sa volonté, la fatigue semblait décidée à le rattraper.