Une légende Sheikah évoque la vie du grand héros Jaizen Uira, dont les mille-et-un exploits au service du royaume et du peuple. Dans l'un des poèmes qui la compose, son histoire s'attarde sur l'une de ses plus terribles colères. Accusé par son seigneur d'être un traître au service de ses ennemis, Jaizen se révolta contre l'injustice et, de rage, fracassa l'un des piliers de son palais. Emporté par son courroux, il leva sa lame contre son suzerain. A la dernière seconde, les pleurs de sa femme le ramenèrent à la raison. Submergé par la honte, hésitant à prendre sa propre vie en réparation, Il ne se pardonna finalement son acte qu'après plusieurs années passées en ermite, dans les montagnes, à implorer la bonté de la Déesse.
Le souffle d'Arkaï s'était fait bas et régulier, tandis que toute son âme se trouvait suspendue aux mots traversants les lèvres de son maître. Il n'aurait su dire à quel moment de la nuit cette lecture les avait doucement porté. A la manière d'une carpe emmené par le courant, l'élève se reposait sur l'instant présent, à la flamme des bougies, bercé par l'écume des temps passés.
« Qu'en déduis tu ? » demanda Shingen, en relevant les yeux du rouleau, d'une voix calme mais malicieuse,
Arkaï redressa la tête, surpris d'être mis à l'examen, à peine le récit achevé. Rejetant sa longue tignasse dénouée sur sa nuque, il osa, peu assuré, « Que la colère aveugle ? »
Shingen leva un sourcil étonné, et son sourire se fit ironique. Clairement, il n'était pas satisfait. « C'est l'évidence. Même un enfant le sait. Quoi d'autre ? » Il ne semblait pas décidé à lâcher l'affaire si facilement. Son élève se repassa alors l'histoire dans plusieurs sens, tentant de capter la moelle qui suintait toujours entre les lignes des légendes Sheikahs. Pourtant, rien qui ne lui sembla autre que des vérités simples. Pressé par la mine insistante de son maître, il finit par dire, comme un aveu d'ignorance,
« L'on ne froisse pas un honneur impunément. »
« Une autre banalité. » coupa le vieil homme, avec une moue agacée, « Réfléchis. Quels étaient les choix de Jaizen ? »
Arkaï se redressa, tenta de se mettre dans la peau du héros.
« Il aurait pu encaisser l'injure, se défendre calmement. Si la vérité était avec lui, il n'avait rien à craindre. »
« Aye. C'eut été un choix de raison. » Le sourire en coin de Shingen s'accentua, marqué par l'ironie du récit. Il était visiblement assez satisfait pour en dire plus. « Mais l'Histoire des Hommes n'est pas affaire de raison. Il a fait le choix le plus simple pour lui... Et il l'a regretté toute sa vie. » Shingen hocha lentement la tête, mais son regard trahissait une attente. Arkaï se vit alors, à travers les yeux de Jaizen Uira, la lame levé contre son seigneur et ami. La peur, dans tous les regards. La bête qu'on verrait désormais en lui. Tous ses exploits et son honneur entachés par une action... Il déclara, avec un poids sur la poitrine, grave,
« Nos choix les plus simples sont rarement les meilleurs. Fuir est aisé, mais ne fait que laisser le problème nous poursuivre. Mentir évite un temps la souffrance mais nous enchaîne dedans. Et la colère... La colère détruit en un instant ce que l'on a mit du temps à bâtir. »
Shingen attira son jeune élève à lui, caressant ses cheveux, le regard perdu dans le vide. Les dieux seuls savaient quelles contrées lointaines son esprit explorait dans ces moments là. Finalement, il déclara, « Certains sont paresseux, Arkaï. D'autres sont des froussards. Toi... Tu as une colère en toi. Je n'ai pas réussi à la déraciner, tant elle semble faire partie de toi. Elle t'a permis de survivre, tout ce temps où tu étais seul. » Arkaï tressaillit à l'évocation de cette période mais le contact chaleureux du maître l'aida à se calmer. « Je ne te dirais pas de l'abandonner... Mais prends garde. Ne laisse pas cette partie de toi te dévorer. Ne la laisse pas détruire ce que tu aimes... Autour de toi, et en toi. »
« Pardon ?! »
De toutes les épreuves traversées depuis qu'il avait quitté le village, jamais Arkaï n'en avait vécu d'aussi violente que celle ci. Les poings serrés à s'en transpercer la chair de ses ongles, il fixait avec de grands yeux incrédules le père du malade, son sang bouillant dans ses veines. Ses mots s'amassaient dans sa gorge, encore entravés par un bouchon prêt à céder. Au bord de l'éruption, le Sheikah toisait de toute sa hauteur les villageois, du feu dans les yeux. « Vous refusez notre aide ? Alors que votre enfant va mourir ? »
En entendant son reproche, la mère fondit une fois de plus en larmes et son époux la prit dans ses bras avec un air mauvais pour les deux étrangers qui venaient ajouter à leur chagrin. Néanmoins, Arkaï n'en avait pas fini.
« Mais vous êtes dingues ?! D'ici une semaine vous pourriez être tous morts et vous préférez insulter ceux qui vous tendent la main ?! »
Tout cela commençait à le rendre fou. L’apothicaire qui les trimballait dans tous les sens, les villageois qui insultaient Pru'ha plutôt que d'essayer de la raisonner, l'ambiance malsaine que tous ces miliciens faisait planer dans la ville et maintenant ça ?! « Toi... » murmura-t-il, d'une voix caverneuse.
Il approcha du teinturier, d'une démarche raide, chaque pas faisant exploser la douleur de son honneur froissé. Finalement, il posa une main sur l'épaule de l'homme et lui décocha un sourire mauvais,
« Je devrais te choper par la peau du cul et te balancer dans une de tes cuves. Ca serait... »
Tandis que ses doigts serraient les frêles épaules du pauvre homme, sans qu'il ne s'en rende vraiment compte, quelque chose dans le coin de son oeil l'arrêta tout net. Un regard. Zelda. Il n'en fallut pas plus. Arkaï reçut le trait en plein coeur et sa colère éclata comme un miroir, en mille morceaux. Alors, du trou jaillit la honte. Le Sheikah lâcha prise et, dans un grognement de frustration qui tenait presque du cri, il se détourna de la maison.
Ses pas encore enragés le menèrent jusqu'à la rivière toute proche. S'asseyant sur le bord, submergé par ses émotions contraires, le garçon se rappela de la leçon du maître ; il plongea sa main dans l'eau et caressa l'onde, laissant le mouvement calme et régulier du courant l'apaiser. Bien vite, Arkaï entendit Zelda approcher derrière lui. Et plutôt que de devoir entendre les reproches dans la bouche d'une autre, il prit les devants.
« C'était inacceptable. Je n'aurais pas dû m'emporter contre eux... Ni contre toi toute à l'heure. J'ai... j'ai fais honte à mon nom. Je suis désolé. »
Chaque mot lui avait écorché la gorge, mais il ne pouvait s'emmurer plus longtemps dans le silence. Sans avoir la force de se retourner pour affronter la déception que Zelda ressentait certainement, il poursuivit, profondément las,
« J'ai toujours voulu une vie héroïque, pour soulager la souffrance des gens, mais ça... » Il désigna le village autour de lui ; plongé dans le silence et le marasme, tas de briques et de boue impropre à la plus basse des légendes, où le mal semblait caché entre chaque tuile. « Ca, je ne m'y attendais pas. »
L'expression de défiance et d'hostilité du teinturier lui revint en mémoire. Etait-ce cela à quoi il devait s'habituer ? Etait-ce la seule récompense que l'on pouvait attendre, en aidant son prochain ? Tous les héros finissaient ils chassés à coup de balais par des foules ingrates ? Fallait il s'en contenter, voire accepter que le monde ne sache jamais rien des héros qui le sauvent ? Cette question lui rappela quelqu'un. Ses traits se détendirent et enfin son regard osa rencontrer celui de Zelda. Aurait il deviné ce qu'elle avait accompli, lors de leur rencontre ? Sûrement pas. Elle semblait si frêle, si... normale. Profondément troublé, il lui demanda, d'une voix où perçait sa sincérité,
« Comment fais tu, pour vivre en inconnue au milieu de ceux que tu as tous sauvés ? » Et il ajouta, avec un sourire incertain, car il ignorait si elle était déjà prête à le pardonner, « T'es sacrément douée pour être juste Zelda. Et moi je suis mauvais à garder mes amis. » Ses doigts se serrèrent dans la rivière, échouant à attraper un poisson au passage. Un geste de colère. Un geste raté.