« Je m’appelle Eluria. »
Contre toute attente, ce nom ne lui dit rien. Les cultures variaient nettement d'une région à l'autre, surtout entre le cœur d'Hyrule et le désert. Cela allait jusqu'à en toucher les titres que l'on souhaiter donner à ses enfants. Ici, les prénoms sonnaient plus complexes aux oreilles de Sen, simplement parce qu'ils ne lui étaient pas familiers. Il peinait déjà à retenir ceux des marchands à qui il échangeait des plantes contre quelques vivres, ça n'était pas pour garder en mémoire celui de cette femme.
Seulement, son innocence l'intriguait et il pouvait toujours être intéressant de le mettre dans un coin de sa tête. Le garçon se mit donc à mimer avec ses lèvres la prononciation de son nom, murmurant presque chacune de ses syllabes. Eluria. Finalement, ça n'était pas si compliqué. Il ne fit aucun commentaire de plus et poursuivit son analyse, qui s'avérait toute juste: la fille était réceptive quant à ses paroles, ce qui fut évidemment prévisible.
Elle voulait savoir.
« Tu es sûre de vouloir m'entendre bavasser pendant je ne sais combien de temps ? Je veux dire, c'est assez long... » A présent, il n'avait plus qu'à jouer sa pièce et la laisser voguer sur les atrocités qu'il s'apprêtait à lui faire croire. Empli d'une excitation intense, il ne put s'empêcher de commencer son monologue. Après tout, la réponse de l'autre ne pouvait qu'être positive. Le prétendu Narcisse prit une longue inspiration, faisant entrer le plus d'air possible dans ses poumons. Se jouer des autres allait être son plus beau passe-temps, au cours de ce périple. « Nous étions une famille de vagabonds et nous errions de droite à gauche; sans avoir de réel endroit où vivre, finalement. » Il caressa instinctivement l'herbe qui s'étendait devant lui, comme pour rendre chacun de ses propos un peu plus naturel et crédible. S'imaginer pouvoir utiliser du monde grâce à ces belles phrases le faisait littéralement bouillir sur place. En fait, cela lui donna même un élan de confiance qui en dépassait les limites du possible. Il était inatteignable, invicible.
Son géniteur n'avait qu'à bien se tenir. D'ailleurs, il en profita pour le mentionner. « Le souhait le plus cher de mon père fut de venir ici, à Elimith, afin d'avoir une vie on ne peut plus paisible. » Tout se faisait sur l'instant, et c'en était presque ahurissant. Il créait une histoire de toute pièce sans la moindre difficulté, ni sans laisser paraître un seul faux raccord. D'un geste à la fois lent et doux, il écarta quelques brins, dévoilant une jolie coccinelle qui traînait là. L'insecte escalada l'index du gamin, qui pencha sa main en arrière pour regarder l'animal de plus près. Il se tourna alors à nouveau vers Eluria, la transperçant du regard. « Nous nous faisions très souvent attaquer par des monstres la nuit. C'est lui qui s'occupait de les éloigner de nos camps. Il se fatiguait très vite, mais c'était pour notre bien. Sa bonté et son courage nous faisaient vivre. » Il prit un temps de pause, hochant la tête pour confirmer ce qu'il venait de dire. Il était comme absorbé par ces faux souvenirs, dont il semblait parler avec une certaine mélancolie. L'animal se mit à tourner en rond sur la paume de Sen, comme à la recherche d'un endroit propice pour prendre son envol.
« Ma sœur était malade depuis sa naissance, il nous fallait à tout prix la protéger. » Sa mâchoire se serra, ce qui permit à quelques-uns de ses os de se dessiner, dissimulés derrière une fine couche de peau. « Ma mère disait que c'était une maladie respiratoire, elle était botaniste. En fait, elle en savait pas grand chose. Quand la petite ventilait, elle s'empressait de lui donner des plantes broyées mélangées à de l'eau, dans l'espoir qu'elle puisse reprendre son souffle. » Le garçon se mit à sourire, les yeux focalisés sur l'eau qui brillait en face de lui. Il avait l'air de se remémorer des histoires enfouies au fond de lui, dont il n'avait probablement jamais osé parler à quiconque. C'en était presque triste. « Ça allait toujours mieux. Je sais pas si ma mère y était vraiment pour quelque chose, mais ça avait toujours fonctionné. C'était plutôt bon signe, tu vas me dire, mais... » La bestiole qui errait sur sa main avait finalement décidé de s'envoler. Ce qu'il s'apprêtait à dire semblait avoir marqué un important moment de sa vie, et la comédie était si bien jouée qu'on sentait la douleur émaner de ses mots.
« Elle a disparu. On l'a cherchée pendant des jours et des jours, sans trouver la moindre trace qu'elle aurait fortuitement pu laisser. Mes parents étaient dévastés. On était dévastés. Ils étaient tellement rongés par cette perte qu'ils se sont abandonnés à leur sort. Et je n'ai rien pu faire... » Des larmes se mirent à ruisseler sur ses joues rosées. « La dernière chose qu'ils m'ont demandé, c'est de partir. J'étais trop faible pour me protéger moi-même; alors imagine pour les protéger eux... » Il replia ses jambes sur son torse et enroula ses bras autour de ces dernières. « Et puis... Quand les monstres sont revenus ce soir-là, je n'ai eu d'autre choix que de courir. » Son corps tout entier se crispa et ses mains se mirent à tirer l'étoffe qui lui servait de bas. C'était comme si s'imaginer cette scène le mettait absolument hors de lui.
Narcisse reprit doucement ses esprits et expira profondément, n'osant plus regarder la jeune femme dans les yeux comme il avait pu le faire auparavant. Conter cet épisode de sa vie l'avait rempli de honte jusqu'aux oreilles. Pour qui allait-il passer à présent? Un lâche? Il avala timidement sa salive et se frotta les mains. « Je suis désolé, je n'aurais peut-être pas dû... Ça ne fait même pas une heure que tu connais mon nom. C'était un peu déplacé de ma part. »