Posté le 08/11/2021 00:31
Un long soupir perça les lèvres du milicien, tandis qu'il observait l'une des femmes du lavoir s'éloigner doucement de la barbacane qu'il lui fallait garder. Appuyé sur la fourche usée qui lui servait de lance, Renou tâchait de mettre un peu d'ordre dans ses pensées. La situation l'inquiétait et il avait beaucoup de mal à comprendre ce que le Bourgmestre espérait accomplir en mettant ainsi la ville sous cloche. Le mal qui frappait Elimith ne s'attaquait visiblement qu'aux enfants. Alors pourquoi empêcher tout un chacun de quitter l'enceinte de la Cité dans l'espoir de trouver secours par-delà les murs ? D'autant plus après avoir soi-même fait appel aux services des gens du Village Caché ? Le Métayer savait bien qu'une caravane avait été dépêchée la nuit précédente : Alistair avait un temps envisagé de l'envoyer avant qu'il ne fasse valoir combien il pourrait se montrer plus utile au ménil. Le vieux chasseur s'était montré sensible à ses arguments.
Mais si certains étaient donc en droit de sortir, pourquoi l'interdire aux autres ? La logique ne lui semblait pas évidente. Cela ne l'empêchait pas de faire appliquer les consignes passées à l'intégralité des forces en faction, certes, mais il ne savait jamais quoi répondre au désespoir des pauvres hères qui venaient lui dire tout leur malheur. Il aurait aimé que le Kapitan ou que Baldin se déplacent eux-mêmes plutôt que de les voir fuir devant les angoisses des parents inquiets. « Pffff... », siffla-t-il encore, avant de finalement se détourner pour mieux reporter son regard sur la route qui menait vers les bois.
Les temps étaient plus simples autrefois, quand c'étaient encore les Rouges qu'il fallait garder à l'extérieur et non les siens à l'intérieur.
Doucement, le calme revint sur le petit chemin de terre qu'il veillait avec attention. Sans un mot, le presque trentenaire porta la main jusqu'à la petite sacoche de cuir ouvragé dans laquelle il conservait toujours quelques graines ainsi que le charme que lui avait autrefois donné sa mère. Le jeune homme ne s'était jamais étalé publiquement sur sa foi, comme l'essentiel des jeunes qui travaillaient les champs pour le Bourgmestre, mais il partageait avec eux un socle de croyances disparates et de superstitions anciennes. Les années passées à protéger - avec ferveur ! - la Ville-Blanche des marauds, des bandits et des tribus Boko avaient fini par le convaincre qu'il connaissait assez les Landes pour ne plus rien craindre de ce qu'elles pouvaient cacher.
Bien sûr, il avait entendu parler des Cerbères mécaniques. Gamin, il en avait même vu les carcasses : elles jonchaient encore les routes par dizaines - sinon par centaines - à quelques jours de marche du village, seulement. Pourtant, il avait appris à accepter que ces monstres de métal appartenaient à un passé révolu ; dont il ne savait rien et dont il n'apprendrait rien non plus. Les guerres des Anciens n'étaient pas les siennes et puisqu'il ne partageait pas leur arrogance, il n'avait pas à s'inquiéter de leur trépas. Leurs erreurs étaient mortes avec eux.
Il n'avait pas non plus peur des Moblins et des géants n'arborant qu'un œil, qu'évoquaient parfois certains voyageurs de passage après quelques pintes. Les premiers existaient, il le savait de source sûre puisque l'un d'entre eux avait établi domicile dans les ruines du vieux Haras en contrebas de la forêt. Pour autant Renou savait aussi qu'il était possible de se défendre contre de telles créatures. La tâche était ardue, le combat impossible pour un seul homme. Lui avait des compagnons sur qui se reposer en cas de danger. Et puis... l'alcool embellissait certainement les récits.
Il n'avait donc aucune raison de se laisser aller à l'effroi. La prudence était pertinente — recommandée, même. La frayeur, en revanche, se montrait mauvaise conseillère.
Puis, le mal avait frappé.
Le vieux Nikolas n'avait pas flanché et continuait encore à travailler avec acharnement pour trouver un remède. C'était un homme de science, au jugement respecté par les Métayers. Mais peut-être cela l'avait-il empêché de voir ce qu'eux voyait. Ce que nuls autres qu'eux ne souhaitaient voir — ce à quoi tous semblaient irrémédiablement aveugle à Elimith : il ne s'agissait pas d'une simple affliction, que l'on pouvait guérir comme n'importe quelle autre maladie. Quelque chose de plus profond, de plus malsain peut-être, se cachait à leur regard. Quelque chose que de simples âmes n'étaient probablement pas en mesure - en droit ? - de comprendre. Tout cela l'inquiétait et le milicien savait pour en avoir parlé avec eux que ses amis aussi étaient gagnés par l'angoisse. Qui pourraient les protéger d'un tel fléau ?
C'est le pas du jeune Thorin qui l'arracha à ses pensées, tandis qu'il devinait sous ses doigts le gri-gri camouflé par le cuir. « Halte-là ! », tonna-t-il alors, abandonnant son pendentif porte-bonheur pour mieux se concentrer sur le fils adoptif de l'Apothicaire. Cole, qui gardait la porte sans battants avec lui, ne bougea pas d'un pouce. Appuyé contre l'arche, la lance câlée entre la clavicule et l'échine, il semblait assoupi. De larges cernes ceinturaient en tout cas ses yeux. « Qu'est-ce c'e-est dont qu'tu vins-tu fair'-là, Thorin ? », s'enquit-il alors alors que l'adolescent approchait, armé d'une épée dont le fil avait rouillé il y a bien longtemps. « Ton vieux... l'sait-il qu't'as-tu une lame ? », questionna-t-il encore, assez surpris de voir le fer alourdir la hanche de ce gamin-là tout spécialement. La plupart des gosses d'Elimith rêvaient de devenir un jour bretteur, mais Nikolas honnissait les armes et la violence avec une rage presque effrayante. Renou n'aurait pas pensé que son propre petiot serait un jour autorisé à en porter une aussi fièrement.
"'Parait qu't'as-tu eul'droit d'passer", reprit le milicien, l'air inquisiteur. Il ne s'entendait pas très bien avec Thorin, dont il n'appréciait guère l'indolence. Pour autant, il n'avait jamais cherché à lui mettre des bâtons dans les roues. « C'est-y vrai, ça ? »
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